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La démocratie de la connaissance, une utopie?

En réaction à la demande du gouvernement japonais aux universités de ne plus enseigner les sciences humaines en juin dernier, Takamitsu Sawa, le président de l’une d’entre elles (Shiga University) a déclaré dans le Japan Times :

Le fondement des sociétés démocratiques et libérales est l’esprit critique, qui se nourrit de la connaissance des humanités. Sans exception, les États totalitaires rejettent l’enseignement des humanités, et les États qui rejettent cet enseignement deviennent toujours totalitaires.

L’esprit critique se nourrit des connaissances, je ne cesse de le répéter : on utilise son esprit critique à meilleur escient quand on est plus cultivé. Or où se trouve la plus formidable concentration de connaissances que le monde ait jamais connu? J’ai démontré dans mon précédent billet qu’elle se trouvait aujourd’hui sur Internet : la recherche scientifique y a migré depuis des lustres, et des pans toujours plus nombreux de la culture sont dans une phase hybride plus ou moins prononcée, avec un pied sur leur support d’origine, et l’autre déjà sur la toile : TV, radio, presse, livres, musique, séries, cinéma, archives, musées… Internet est plus fort que n’importe quel média antérieur, puisqu’il les réunit tous. En outre, de nouveaux vecteurs de connaissance se sont développés en son sein, sans aucun équivalent dans le monde analogique. Outre Wikipedia et son mode de fonctionnement si particulier et pourtant si efficace, j’ai cité le travail de ces Youtubers d’un nouveau genre, qui vulgarisent la connaissance avec chacun un domaine de prédilection :

https://youtu.be/30Iwx6MOXvU

Voyez ici pour savoir comment en trouver d’autres, plein d’autres

Où croyez-vous que ces Youtubers approfondissent leurs connaissances pour préparer leur prochaine vidéo? Où croyez-vous que je cherche quand il me manque un détail ou que je veux approfondir un point que je connais moins, voire simplement me rafraîchir la mémoire, en vue d’un billet de blog? Vers où croyez-vous que nous nous tournons pour trouver des sources cliquables et des illustrations iconographiques, sonores ou vidéos? Internet est notre principal réservoir, ainsi qu’à bien d’autres, ce que je vais illustrer par trois exemples.

Exemple 1 : Cinéma

Antonio Maria Da Silva a réalisé le fantasme absolu du cinéphile : « Hell’s Club« , un court métrage réunissant le casting suivant : Al Pacino, John Travolta, Tom Cruise, le Terminator, Michael Jackson, Wesley Snipes, Jim Carrey, Keanu Reeves, Dark Vador, Christian Bale, Michael Douglas, Robocop, Robert De Niro, Ewan McGregor… Et bien d’autres. C’est en fait un mash-up mettant bout à bout une impressionnante quantité d’extraits de films. Pensez-vous qu’il aurait pu le faire quand le cinéma n’existait que sur Celluloid?

Je repense à Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque française, qui accumulait tout ce qu’il pouvait trouver de pellicules, au point qu’il en avait jusque dans sa baignoire! En 1935, constatant que rien n’existe alors pour conserver les films, il a été le tout premier a avoir l’idée de forger une mémoire du cinéma. Le cinéma est depuis devenu un enjeu patrimonial dans la plupart des pays. Si les films de l’avant numérique nous sont parvenus, c’est grâce à lui. Il aurait eu 100 ans l’année dernière, ce qui a été l’occasion pour la Cinémathèque de lui rendre hommage. Jean-Luc Godard, François Truffaut, Claude Chabrol, les initiateurs de la Nouvelle Vague étaient des fidèles de la cinémathèque, c’est là qu’ils ont forgé leur culture cinématographique. Aujourd’hui, on a accès sur nos écrans à la presque totalité des films, de manière gratuite (domaine public) ou payante (streaming à la demande), depuis la sortie des usines Lumière jusqu’aux derniers blockbusters, en passant par le muet et le cinéma d’auteur. Se rend-t-on compte de la chance qu’on a? Combien émergeront de futurs Truffaut dans la génération Y ou Z?

Langlois transportant des bobines de film © Enrico Sarsini

Des jeunes nourris d’Internet qui deviennent des cinéastes de talent, cela vous parait farfelu? Alors lisez l’histoire qui suit, dans un autre domaine de la connaissance.

Exemple 2 : Médecine

Jack Andraka était un adolescent comme les autres, jusqu’au jour où un membre de sa famille est mort d’un cancer du pancréas. A 15 ans, ce garçon que rien ne prédestinait à la médecine s’est tourné vers les deux meilleurs amis des adolescents : Google et Wikipédia, pour en savoir plus sur la maladie qui avait emporté celui qu’il considérait comme son oncle. De fil en aiguille, il en est arrivé à mettre au point un moyen de détecter le cancer. Ses recherches en ligne l’ont en effet conduit à découvrir les 8000 protéines liées au cancer du pancréas. Il s’est concentré sur l’une d’elles, la mesothéline. Comme il ne pouvait poursuivre ses expériences dans la cuisine familiale, il a contacté 200 laboratoires, dont un seul a accepté de l’intégrer. Le directeur de ce dernier, le docteur Anirban Maitra ne regrette pas son choix : Jack_Andraka est parvenu à mettre au point un test de dépistage plus rapide et surtout beaucoup moins cher que ce que l’industrie pharmaceutique propose.

Après étude du procédé par les autres spécialistes, le test se révèle moins rapide qu’annoncé. C’est le propre de la recherche scientifique de procéder par étapes. Ainsi, si aucune publication dans une revue à comité de lecture n’est intervenue pour l’instant, le jeune homme poursuit désormais ses recherches à l’université Johns Hopkins, à Baltimore. Sa découverte lui a valu le Grand Prix 2012 de l’Intel International Science and Engineering Fair, et il espère maintenant appliquer son test à d’autres formes de cancers et maladies mortelles.

Sources : 

Cliquez pour voir la vidéo del’intervention de Jack Andraka à la conférence TED (Technology, Entertainment and Design) qui l’a rendu célèbre (sous titrage en français possible).

Grâce à Internet, tout est possible. On peut faire tellement plus de choses que mettre en ligne des photos de soi-même en train de faire la grimace, a déclaré Andraka à l’occasion de la prestigieuse Conférence TED de Long Beach (Etats-Unis). Si un adolescent de 15 ans qui ne savait même pas ce qu’était le pancréas a pu trouver un moyen de détecter le cancer (de cet organe), imaginez ce que vous pourriez faire.

Je n’aurais pas dit mieux. L’histoire suivante est une autre illustration de quelqu’un qui ne se contente pas de poster des selfies sur les réseaux sociaux.

Exemple 3 : Géographie-journalisme

Les réseaux sociaux sont souvent décrits comme un repère de moisis haineux qui y déversent leur fiel anonymement. Ce n’est pas faux. Mais ce n’est pas que ça. Lors d’un atelier ADBS consacré à l’Après Google Reader, Marie Armand (L’Oeil au carré) nous avait expliqué comment elle utilisait les réseaux sociaux, en particulier Twitter, comme outils de veille principaux dans son travail, notamment par des échanges avec des personnes dont elle connaissait les spécialités respectives.

Reconnu comme le meilleur meilleur cartographe de la situation en Syrie depuis 2013, Thomas van Linge fonctionne exactement de cette manière :

Pour faire ces cartes, Van Linge utilise tout simplement Microsoft Paint. Son activisme sur les réseaux sociaux lui a permis de se faire des contacts sur place : il skype régulièrement avec des combattants sur le front, des activistes ou encore des membres d’association qui lui donnent des informations pour élaborer ses cartes. Au total, il dit mobiliser plus de 1.100 sources pour actualiser son travail sur la Syrie, la plupart venant de Facebook, de Twitter ou de YouTube.

Le déclic est venu après les printemps arabes. Van Linge s’est mis à se passionner pour l’actualité au Moyen-Orient via ses canaux d’information de prédilection : Youtube et les réseaux sociaux. Depuis, Thomas Van Linge publie sur son compte Twitter @arabthomness des cartes qu’il actualise régulièrement de la Syrie, l’Irak, l’Est-Ukrainien et bien d’autres. Il comptabilise aujourd’hui plus de 15.000 abonnés dont nombreux spécialistes, et ses cartes ont été reprises par CNN, le New York Times, le Huffington Post, le Daily Star, Vox et même le site de l’Université du Texas d’Austin (excusez du peu).

Juste un détail : Thomas Van Linge est tout juste bachelier, il a 19 ans. Beau contraste avec les embrigadements sectaires dont s’occupe le CPDSI.

Sources :

Grace à Internet, l’information est partout, il suffit de faire le tri et de l’utiliser de façon appropriée. Et si on arrive à faire tout cela, on peut devenir un expert.

Comment réagissent les ex-plus grosses concentrations de connaissances, les bibliothèques?

Certaines bibliothèques peuvent encore se concentrer sur le livre papier. Il y en a même qui n’ont toujours ni site web, ni catalogue en ligne, ni profil sur un réseau social, voire pas de Wifi dans leurs locaux (si, si, ça existe encore). Néanmoins, la plupart prennent aujourd’hui enfin en compte l’hybridation numérique des supports de la culture, après bien des résistances :

a) Elles s’interrogent sur la manière de médiatiser le numérique, mais aussi et surtout sur quelle culture numérique véhiculer auprès des usagers :

Faire vivre les ressources numériques dans la bibliothèque physique. Le cas des bibliothèques universitaires – Frédéric Souchon, DCB 2014, Enssib

Depuis toujours, les bibliothécaires s’emploient, par la mise en espace des collections, à tracer des « itinéraires intellectuels et heuristiques » à travers le vaste continent de la connaissance. Avec la révolution numérique, cette ambition se trouve toutefois confrontée à un défi de taille : ordonnancer l’immatériel.

Accompagner les citoyens dans l’acquisition d’une culture numérique : le rôle des bibliothèques de lecture publique dans la formation au numérique – Alexandre Tur, DCB 2015, Enssib

L’ensemble de ces «habiletés» est généralement désignée du néologisme de «littératies» (literacy), qui signifie alphabétisation en anglais. De même que savoir lire, écrire, compter rend possible – après un indispensable apprentissage – la vie dans notre société et le plein exercice de la démocratie, acquérir les compétences critiques de base liées aux services numériques permet la mise en capacité des citoyens et leur réappropriation du débat public. C’est ce que les Anglo-Saxons appellent «empowerment».

b) Elles se partagent leurs retours d’expériences à propos des réseaux sociaux :

c) Mais au delà, elles réfléchissent sur les nouvelles dynamiques à l’oeuvre autour du réseau des réseaux, pour s’en inspirer : économie collaborative, communs de la connaissance, logiciels et licences libres, piratebox, coworking, fablabs… Bref, elles innovent.

Internet n’est pas que le lieu de perdition que décrivent les médias traditionnels. En tant que la plus formidable concentration de connaissances que le monde ait jamais connu, c’est le meilleur vecteur de la démocratie de la connaissance. Pour que les gens décident de s’en servir comme tel, esprit critique en éveil, les bibliothèques commencent à prendre leur part à l’énorme travail de médiation et d’éducation aux médias qui doit être fait. Si cette médiation ne porte pas ses fruits, la démocratie des crédules l’emportera.

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1 commentaire pour “La démocratie de la connaissance, une utopie?”

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