La connaissance étant la matière première des professionnels de l’information, il n’est donc pas absurde qu’ils s’intéressent aux conditions de sa production.
La sociologie des sciences montre à quel point la communication est vitale pour tout chercheur. Celle-ci revêt un processus formel et un autre informel et l’on va voir que ceux-ci présentent des similitudes avec la communication entre les érudits jusqu’au XVIIIe siècle. En fait ils en sont le prolongement et la continuité.
1. « La construction sociale des sciences »
Les sciences ne sont un objet pour la sociologie que depuis les années 1940, suite aux travaux de R.K. Merton. Dans un article de 1942, » the normative structure of science », il pose que la science est régie par un système de quatre normes. Celles-ci peuvent expliquer certains aspects d’une communication scientifique idéale :
- L’universalisme : les connaissances scientifiques sont universelles et objectives. De là vient que la validation des articles par les revues se fait de façon anonyme, par des comités de validation par les pairs.
- Le désintéressement : les scientifiques n’étant pas mus par des intérêts privés, seule leur importe la recherche des lois de la nature et ils n’ont pas à se soucier de retombées financières.
- Le communalisme : les scientifiques publient leurs découvertes dans des revues accessibles à tous et n’en sont pas propriétaires.
- Le scepticisme organisé est sans doute le facteur le plus important : les résultats doivent être vérifiables par la communauté scientifique pour être acceptés. D’où l’importance pour le scientifique de communiquer sur son travail pour être reconnu. En effet si les chercheurs sont idéalement désintéressés, les postes et les financements leur permettant de poursuivre leurs recherches dépendent de la reconnaissance de leurs pairs et des institutions, et la compétition est rude. De là vient l’adage » publish or perish «
Notons que les mertonniens ne prétendent pas expliquer le contenu de la science, mais seulement les conditions de sa production.
2. Communication orale, communication écrite
Du fait de son importance cruciale pour eux, la communication représente une grande part du temps des scientifiques. On évalue ainsi qu’un chercheur en sciences physiques passe 40% de son temps de travail à des activités de communication (lecture, écriture, contacts).
La communication couvre deux rôles : d’une part les chercheurs dans des domaines connexes ont besoin de rester en contact avec leurs collègues pour informer et s’informer sur les travaux en cours, d’autre part ils échangent en vue de la reconnaissance institutionnelle, pour faire avancer leur carrière personnelle.
On peut classer la communication des scientifiques selon deux processus, le premier est oral et informel, le second est écrit et formel. Ces deux processus sont mobilisés à plusieurs occasions, à la fois avant et après la publication de l’article dans une revue, qui est l’élément central de la communication du chercheur. La figure 1 détaille ces occasions :
1) La communication informelle se subdivise en deux formes :
a) La première est publique : conférences, colloques, séminaires, etc. Les colloques peuvent être vus comme des parlements internationaux de la science, mais ce sont avant tout des communautés humaines qui y participent. C’est là que les scientifiques se rencontrent, débattent, échangent : un peu comme dans les salons feutrés du XVIIIe siècle.
b) L’autre forme informelle est privée : conversations, courriers… Contrairement aux salons, les réseaux épistolaires de savants n’ont jamais cessé. Même s’ils se font aujourd’hui par les e-mails et les préprints à travers le monde entier, ils sont assez proches des relations que Voltaire et ses confrères entretenaient à travers l’Europe. Et l’anglais a succédé au français, au latin et au grec.
2) La communication écrite est représentée essentiellement par les articles que les chercheurs soumettent aux revues… et par les livres, surtout de sciences humaines, qui continuent à être imprimé par les éditeurs académiques, comme du temps de Rousseau.
Le système des peer reviews (validation par les pairs) a conduit à une formalisation poussée des articles. En effet les contributions scientifiques doivent être facilement compréhensibles et vérifiables par la communauté scientifique, et faciliter une utilisation ultérieure par d’autres. Ce média est le principal vecteur de la reconnaissance du chercheur. La publication est le moyen d’assurer l’antériorité d’une découverte en étant le premier à la rendre publique dans une revue. En outre, plus un chercheur a de publications à son actif, plus il est reconnu par les institutions, les publications étant reconnues comme indice de sa productivité. Il ne faut pas négliger l’importance du choix de la revue ou paraît l’article : la valeur de celui-ci croît avec la notoriété de celle-là. Enfin, la loi de Lokta (1926) indique que la production d’articles (n) par auteur et par unité de temps décrit une fonction inverse (1/n2 ) : peu de chercheurs publient beaucoup d’articles et beaucoup de chercheurs produisent peu d’articles.
3. Transposition dans le monde numérique
L’arrivée d’Internet a donné l’espoir à certains qu’ils pourraient contourner le pouvoir des éditeurs. Ainsi les premières revues électroniques, préfiguration de la démarche actuelle de l’Open Access, furent l’initiative de chercheurs, dénonçant la spirale inflationniste des coûts dus à la position dominante abusive de quelques éditeurs.
Cependant les toutes premières expérimentations ne visaient qu’à améliorer la communication scientifique :
- Le projet américain EIES (Electronic Information Exchange System) date de 1973. Il partait du constat que les chercheurs dans un domaine en pointe communiquent intensément entre eux le plus souvent de façon informelle. Le projet avait quatre fonctionnalités, où toutes les interventions étaient archivées : les messages électroniques, les conférences électroniques, les bloc-notes électroniques, les bulletins électroniques. Pour l’époque ce projet apparaît rétrospectivement visionnaire !
- Le projet Blend a été conçu en 1978 au Royaume Uni sous l’égide de la British Library et a fonctionné durant trois ans. Il visait à étudier les ressources informatiques nécessaires à une informatisation intégrale d’un périodique électronique, de l’auteur à l’utilisateur. Une zone était même prévue pour les commentaires, anonymes, des évaluateurs (peer reviews).
- Le projet Quartet lancé à la fin des années 1980 et encore issu de la British Library comporte la plupart des fonctionnalités aujourd’hui disponibles dans les revues électroniques: consultation d’index, accès distant au texte intégral. Il prévoyait en outre des outils de manipulation des articles par les utilisateurs.
Les scientifiques ont donc très rapidement compris l’intérêt d’Internet pour eux et ont modelé pour leurs usages propres le réseau que leur avait légué l’armée. Pour mémoire : ARPANET date de 1969, Internet de 1982. En fait les chercheurs ont fait de l’Internet des débuts le support de leur communication non seulement écrite (revues électroniques), mais aussi informelle (email, forums de discussion, listes de discussion…). Même le web est leur oeuvre : Tim Berners-Lee, avant de mettre au point Mosaic, HTTP et l’HTML sur son temps libre en 1989, était physicien au CERN.
Or cet internet académique des origines subsiste derrière les lol cats, les réseaux sociaux et la transposition vers le numérique des autres médias (journaux, radios, TV, musique, films, livres…) et de pans entiers de la vie quotidienne (vente en ligne de produits et de services toujours plus variés). De plus, on a vu que les pratiques contemporaines de communication entre chercheurs descendent en ligne directe de celles des érudits après Pétrarque. Si une Nouvelle République des Lettres est à chercher, c’est bien du côté de l’Internet académique qu’il faut se tourner.
Aller plus loin :
- Pourquoi nous devons faire confiance aux scientifiques – Naomi Oreskes (TED Salon NY 2014)
- La communication scientifique à l’heure du web 2.0 – Vie universitaire (pdf)
- Pour un accès libre et gratuit aux articles scientifiques – Fil Facebook, bibliographie sur la question du marché des abonnements aux peer reviews tenu par quelques grands éditeurs dominants (Elsevier, Springer, Wiley et Informa)
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- Un cabinet de curiosités du XXIe siècle
- Dans les profondeurs du lac de Guerlédan
<MAJ du 16 août 2018 : Open Access>
Une petite revue de presse, réalisée par mes soins sur Facebook, sur l’organisation de l’édition scientifique (les commentaires complètent cette bibliographie)
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<MAJ du 17 août 2018 : peer review>
Christophe Michel (Hygiène mentale) détaille le principe de la relecture par les pairs dans son épisode consacré aux publications scientifiques :
Cette conférence TED de Naomi Oreskes explique l’importance de la reproductibilité des expériences en sciences :
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<MAJ du 18 août 2018 : fakescience, le business florissant de la fausse science>
Après les fakenews, voici la fakescience. Le phénomène a été épinglé le 20 juillet dernier par un groupement de 23 médias internationaux qui ont collaboré sur le sujet, dont en France le journal Le Monde.
Le modèle des peer-reviews – validation par les pairs – existe depuis le XVIIe siècle (Journal des sçavants, 1665). La publication est le moyen d’assurer l’antériorité d’une découverte en étant le premier à la rendre publique dans une revue, laquelle ne publie un article qu’après l’avoir soumis à un contrôle qualité réalisé par des chercheurs dans le même domaine (pairs). Ce processus est l’une des étapes clés de la construction de la science.
Les publications étant reconnues comme indice de la productivité du chercheur, elles déterminent sa carrière et facilitent sa recherche de crédits. Les chercheurs sont donc obligés de publier pour exister (publish or perish). Or Le travail des chercheurs est, de plus en plus, jugé en fonction de critères quantitatifs, et non qualitatifs. Il faut publier, toujours plus, toujours plus vite, et donc de plus en plus mal. Résultat, depuis une décennie, des dizaines de maisons d’édition peu scrupuleuses comme Omics et Science Domain (Inde), Waset (Turquie) ou encore Scientific Research Publishing (Chine) ont créé des centaines de fausses revues scientifiques qui acceptent de publier, moyennant finances, des travaux parfois fragiles, voire carrément frauduleux ou fantaisistes, sans aucune validation par les pairs.
Ces revues douteuses relaient parfois, en leur donnant le lustre de la scientificité, des « travaux » climatosceptiques, antivaccins, ou encore de fausses études cliniques vantant les mérites de faux médicaments. Selon des estimations récentes, cette production représente jusqu’à 2 % à 3 % de l’index de certaines grandes bases de données de la littérature savante. C’est six fois plus qu’il y a cinq ans.
- Peut-on encore croire les scientifiques ? – Du grain à moudre d’été – France Culture, 26/07/2018
- Comment la fausse science a envahi internet – France Info
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