Dernièrement, je me suis souvenu d’un texte que j’avais rédigé suite à un colloque d’histoire de l’information et de la communication en 2001. En le relisant, j’ai été saisi par l’analogie entre la pratique de la lecture sous l’Empire Romain et celle des blogs et des réseaux sociaux actuels.
Pendant l’antiquité romaine, le circuit entre l’auteur et le lecteur n’était pas du tout le même qu’aujourd’hui. De nos jours les acteurs de la chaîne sont successivement l’auteur, l’éditeur, l’imprimeur, le distributeur, la libraire, (la bibliothèque) et enfin les lecteurs. Or tel n’était pas le cas à Rome où pendant très longtemps, le livre ne fut pas écrit, mais parlé. Il n’était éventuellement publié que plus tard. Alors qu’aujourd’hui écrivain et auteur sont synonymes, à Rome l’auteur était le ‘dictator‘, celui qui dicte. Car c’est un scribe, donc un esclave, qui écrivait sous la dictée de ce dernier. Le résultat constituait le premier brouillon, qui allait être retravaillé lors du recitatio.
Les œuvres étaient donc conçues pour être écoutées, et non pas lues par le public. Cela modifiait la manière même “d’écrire”. À Rome le livre n’avait jamais un auteur unique, mais était la somme du travail de l’auteur et des remarques des auditeurs. L’auteur concevait d’abord un brouillon qu’il lisait ensuite à un auditoire, lequel donnait ses réactions. Puis l’auteur reprenait son ouvrage en tenant compte de ces dernières. Ce processus se déroulait lors d’une séance appelée recitatio. Les recitationes consistaient en une séance de lecture d’un ouvrage qui n’existait pas encore, étant en train d’être créé. Cette séance était ouverte à un public d’amis, de connaisseurs, de proches qui ne payaient pas mais étaient invités pour participer à l’élaboration de l’œuvre. Le but du recitatio est de faire entendre l’œuvre de l’auteur. C’est pendant cette séance que le texte passe de l’état ‘conditum’ (connu seulement de l’auteur et du scribe) à celui de ‘publicatum’, (mis à la portée de “tous” c’est à dire du cercle des invités).
Cette interaction entre auteur et lecteurs rappelle de manière frappante le rôle des commentaires dans les blogs, tel que je les ai décrits dans mon billet sur le Dictionnaire du diable des bibliothèques :
Mais le fait qu’il paraisse dans un blog permet les commentaires immédiats des lecteurs, tant sur le fond (« J’aimerais bien une définition de l’ABES »…), que sur la forme. […] Depuis le début de sa publication, le dictionnaire évolue tant sur la forme que sur le fond, grâce à l’interaction avec les lecteurs. Il s’agit véritablement de « nouveaux usages », que le papier ne permet pas.
Durant les trois siècles où le recitatio s’est pratiqué, ses modalités ont évolué jusqu’à en pervertir l’esprit. Les séances allaient ainsi devenir de plus en plus convenues, perdant leur esprit d’origine. Elles deviendront un passage obligé pour des parvenus cherchant à se faire acclamer même s’ils n’ont aucun talent. Des aristocrates se piqueront d’écriture alors qu’ils se contenteront de se faire plaisir, et organiseront des recitationes parce que “ça fait bien” même si leur œuvre n’a aucun intérêt. De plus, comme d’une part un personnage important ne peut se faire siffler par un public mal intentionné et que d’autre part ce dernier doit être nombreux, les amis loueront des gens pour garnir la salle, les ‘laudiceni’ (littéralement ‘mangeurs de bravo’, dans le sens où ils sont payés pour applaudir). À partir de la fin du Ier siècle après JC, la présence aux recitatio fonde des liens “d’amitié” (amicitia) et de “clientèle”.
Combien de blogs et de profils ont été créés parce que c’était la mode, alors que leurs auteurs n’ont rien à dire, et pas d’autre finalité que d’avoir un blog ou un Facebook pour faire comme les petits camarades. Cela n’empêche pas la course à la fréquentation, notamment chez les adolescents, où le but est d’exhiber un maximum d’amis virtuels en bas à droite, indépendamment des amis réels. La vogue des dédipics, vécue comme une dérive par l’entourage adulte, participe de cette recherche d’audimat à tout prix.
C’est le recitatio qui donnait vie à l’œuvre, et non la publication. Il servait non seulement à communiquer le texte à un public choisi, mais aussi à faire participer ce dernier à la phase finale de l’élaboration. Ensuite l’auteur se désintéressait de son œuvre. Cependant certains textes considérés d’un grand intérêt étaient néanmoins publiés. C’étaient traditionnellement des amis présents au recitatio qui s’en chargeaient. Il fallait alors trouver le nombre d’esclaves suffisant pour une première copie sur du papyrus ou du parchemin, qui étaient chers à obtenir. Puis la diffusion écrite de l’œuvre se faisait copie par copie : un aristocrate se faisait prêter une copie dont il avait entendu parler en termes élogieux et réalisait sa copie avec son propre argent. C’est de la même manière, par prêt et copie que les bibliothèques publiques enrichissaient leurs fonds. La diffusion pouvait se propager loin car les romains qui allaient s’installer au loin emportaient leur bibliothèque avec eux et le cycle de prêt pour copie reprenait alors. Précisons que certains livres étaient aussi vendus, les pièces de théâtre notamment, mais ce marché était peu répandu.
Cette diffusion par copie puis copie de copie non marchande m’évoque les pratiques rendues possibles grâce aux fils RSS. Dans un milieu donné, on se cite les uns-les autres (trackbacks et pings), on affiche ses références (blogroll), on surveille ses blogs préférés (aggrégateurs). L’information est ainsi copiée, dupliquée, multipliée via les petits fichiers XML. De plus, l’auteur romain se désintéresse de son œuvre une fois publiée (au sens de récitée). Or le caractère chronologique de la publication sur les blogs fait que les bloggueurs, tendus vers leurs billets en cours et futurs, reviennent rarement sur leurs anciens articles, et laissent ceux-ci se propager sur la toile sans réclamer de royalties.
En fait, les “nouveaux usages” induits par la technologie et les réseaux sont très proches de ceux qui avaient cours il y a 1800 ans.
Si vous souhaitez lire l’ensemble de mon compte-rendu de colloque, dont je me suis abondamment servi pour ce billet en m’auto-pillant sans vergogne, cliquez ici.
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