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Une question d’image (2)

Erudit local
Le bibliothécaire qui passe son temps à lire derrière sa banque de prêt, au point de devenir l’érudit local la retraite venue, est-ce que c’est encore cela, être bibliothécaire aujourd’hui?

Le billet précédent traitait de l’image des bibliothécaires auprès du grand public. Celui-ci va évoquer notre image au sein de la profession. Elle est nettement plus positive, mais tout aussi erronée. Étant persuadé de l’utilité de la veille métier, je suis abonné à diverses listes de diffusion professionnelles. Un message reçu sur l’une d’elles juste avant les vacances d’été m’a fait bondir. Il s’agit d’une liste d’aspirants bibliothécaires en formation pour préparer des concours. Ce message parlait du métier de bibliothécaire :

——– Message original ——–
Sujet:     [cfcb-uhb ] « Le plus beau des métiers, c’est d’être bibliothécaire »
Date :     Wed, 30 Jun 2010
Organisation :     Université Rennes 2

J’en suis persuadée et le général De Gaulle l’était aussi 😉

Lu sur la liste bibliopat et le blog La Mémoire de Silence :
http://memoire2silence.wordpress.com/2010/06/26/oui-voyez-vous-le-plus-beau-des-metiers-cest-detre-bibliothecaire/

« Un jour du printemps 42, le général De Gaulle était très sombre. […]
Après le déjeuner, pris à l’hôtel en tête à tête, et pendant lequel le Général avait très peu parlé, brusquement, sur le trottoir de gauche de Saint-James, en descendant après Piccadilly, et avant de tourner à Carlton Gardens […] le général de Gaulle me dit brusquement: « Oui, voyez-vous, le plus beau des métiers, c’est d’être bibliothécaire ». A l’époque, le personnage ne se prêtait pas particulièrement à une affirmation de cette nature, et alors j’essayais d’enchaîner et je me souvins qu’on avait un jour offert à mon père, qui était universitaire, la direction de la très belle bibliothèque du Palais-Bourbon et je lui dis et il me répond: « Oh non, non pas une grande bibliothèque comme ça, non un poste de petit bibliothécaire dans une petite ville en Bretagne.
Ah quelle belle vie, dit-il, on est là, on lit tout ce qu’on veut avec une très grande tranquillité et puis à soixante ans brusquement on est pris de frénésie et on pond une biographie de quatre-vingts pages: « Madame de Sévigné est-elle passée par Pontivy ? » Et alors là on embête tout le monde, on se dispute avec le chanoine qui prétend que non, eh bien, croyez-moi, c’est la plus belle vie ».

[témoignage de François Coulet, aide de camp de De Gaulle in Daniel
Rondeau et Roger Stéphane, Des hommes libres 1940-1945 : la France libre
par ceux qui l’ont faite, Grasset, 1997]

Il a fallu absolument que je réponde à ce message :

——– Message original ——–
Sujet:     Re: [cfcb-uhb ] « Le plus beau des métiers, c’est d’être bibliothécaire »
Date :     Wed, 30 Jun 2010

Bonjour à tous, je suis un ancien du CFCB (promotion juin 2008)
Et je ne peux m’empêcher de réagir sur le plus beau des métiers.

« Ah quelle belle vie, dit-il, on est là, on lit tout ce qu’on veut avec une très grande tranquillité »
Certes, le plus beau des métiers, c’est d’être bibliothécaire, je suis d’accord. Mais le bibliothécaire qui passe son temps à lire derrière sa banque de prêt, au point de devenir l’érudit local la retraite venue, est-ce que c’est encore cela, être bibliothécaire aujourd’hui? Il y a belle lurette que la BNF n’est plus dirigée par des érudits à la retraite (mais je reconnais que c’était encore le cas dans les années 40′). A maintenir cette idée dans l’imaginaire collectif, on ne sert pas la profession.

1. L’image de temple du livre fait déserter les usagers (baisse généralisée des prêts et de la fréquentation) :
<http://www.enssib.fr/breves/2010/02/16/enquete-bpi-adolescents-et-bibliotheques>

2. Mais ce qui est surtout catastrophique ce sont les conséquences que cette image produit du côté des élus :
Pour reconquérir les publics, Rennes (commune de beaucoup plus de 10 000 habitants) ferme des antennes et fait appel au bénévolat :
<http://www.ouest-france.fr/actu/actuLocale_-La-Ville-la-lecture-et-Saint-Martin-defiance-_-1409858——35238-aud_actu.Htm>
En effet, pourquoi payer des gens à lire toute la journée? C’est futile et improductif. N’importe quel bénévole peut en faire autant!

3. Selon cette image, la culture en bibliothèque, ce n’est que de la lecture de codex. Il n’y est pas question de musique en ligne, de Web 2.0, de catalogue à faire évoluer au sein d’Internet, « d’électronisation » des ressources, de livre numérique, des services au public, de politiques d’animation, bref, « les multiples enjeux de la société de l’information, avec une vision d’ensemble des problématiques liées à l’évolution du monde des bibliothèques et des pratiques culturelles. »
Résultat, à Toulouse (autre commune de beaucoup, beaucoup plus de 10 000 hab), on nomme un directeur issu de la filière administrative, car ce qu’il faut en matière budgétaire et en management, ce n’est pas un doux rêveur qui passe son temps à lire.
<http://www.enssib.fr/breves/2010/06/29/la-direction-de-la-bm-de-toulouse-sous-surveillance>

4. Après c’est facile de faire le bureau des pleurs parce qu’on n’est pas reconnu :
<http://www.adbgv.asso.fr/index.php?page=actu_dossier&choix=xxx>

A l’ENSSIB, on nous répétait à longueur de journée qu’on ne devait pas devenir bibliothécaire parce qu’on aime la lecture, car on n’a pas le temps de lire dans le cadre de notre travail (du moins pas cette lecture-plaisir dont parle le Général en 1942).

Le genre de lecture dont on (devrait) s’occuper est plutôt du style « Modèles économiques d’un marché naissant : le livre numérique » <http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/cp-livrenumerique-2010-2.pdf>
Mais on est tellement la tête dans le guidon qu’on n’a pas le temps de lire ces 16 pages, on les ramène chez soi pour lire à tête reposée. Car il faut assurer la marche de l’établissement au quotidien (acquisitions-catalogage-équipement-accueil du public-accueil des classes et de temps en temps, si ce n’est pas trop chronophage, une petite animation). On n’a déjà pas le temps pour la veille métier, alors, pour la lecture dont parlait De Gaulle…

Si on manipule beaucoup de livres, on n'a pas le temps de les lire

Pour laisser libre court à votre amour de la lecture, préférez être simple lecteur dans votre bibliothèque préférée. Inutile de passer de l’autre côté de la banque de prêt. A moins que vous n’ayez d’autres raisons de le faire : attachement à un service publique qui fasse sortir des sentiers battus de la grande distribution, accès de la culture pour tous sur tous supports, aptitudes pour la médiation, échange avec des usagers de tous ages, de tout milieu social…

« Ah quelle belle vie, dit-il, on est là, on lit tout ce qu’on veut avec une très grande tranquillité »

Bon, c’est bien beau d’envoyer des mails pendant l’accueil du public, mais il faut que j’avance pour mes acquisitions de BD, j’y retourne.
A bientôt

Depuis ce Mail, j’ai trouvé une illustration du fait qu’il n’est pas indispensable d’aimer la lecture pour être un bon bibliothécaire. C’est dans L’Homme sans qualités de Robert Musil (1979), lors d’une conversation entre un général et un bibliothécaire dans la salle des catalogues de la Bibliothèque Impériale :

« Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, que les titres et la table des matières. “Celui qui met le nez dans le contenu est perdu pour la bibliothèque !” m’apprit-il. “Jamais il ne pourra avoir une vue d’ensemble !”
Le souffle coupé, je lui demande : “Ainsi, vous ne lisez jamais un seul de ces livres ?
– Jamais, à l’exception des catalogues.
– Mais vous êtes bien docteur, n’est-ce pas ?
– Je pense bien. Et même privat docent de l’Université pour le bibliothécariat. La science bibliothécaire est une science en soi, m’expliqua-t-il. Combien croyez-vous qu’il existe de systèmes, mon Général, pour ranger et conserver les livres, classer les titres, corriger les fautes d’impression etc. ? »

En résumé, entre d’une part une vision dévalorisante du public parce qu’on ne lui montre pas assez ce qu’on sait faire, et d’autre part une vision idéalisée de certains professionnels eux-mêmes, héritée du passé, la réalité du métier de bibliothécaire est ailleurs.

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