Sur France Culture samedi dernier, trois vieux papas ronchons devisaient sur les obstacles qui entravent un retour de la Républiques des Lettres et terminaient l’émission en accusant, évidemment, les écrans. L’idéal de la République des Lettres est en danger, selon Alain Finkielkraut et ses acolytes, parce que les gens ne sauraient plus lire des livres en entier. En cause, les écrans qui rendent idiot, et l’enseignement du français qui ne serait plus à la hauteur (l’école, c’était forcément mieux avant, façon pensionnat de Chavagne).
Concept inventé à la Renaissance en 1417 par les continuateurs de Pétrarque (1304-1374), peu avant l’imprimerie (1450), la République des Lettres s’est déployée avec l’invention de Gutenberg et l’idéal humaniste d’Érasme et de ses successeurs, avant que la dissolution des Salons n’en sonne le glas au XVIIIe siècle. Ses principales caractéristiques se résument en quelques lignes :
Si la République des lettres se confond avec l’Europe, c’est aussi en raison des voyages et des correspondances des érudits. Bien que peu nombreux – un millier peut-être aux xve et xvie siècles pour une dizaine de milliers de lettrés capables d’avoir accès à leurs travaux –, les humanistes ont construit une communauté transnationale dont la sociabilité apparemment irénique a été mythifiée.
Textes et documents pour la classe n°1039 : Humanisme et Renaissance – La République des lettres pp. 16-17
Au XVIIIe siècle encore, la majorité des savants échangeaient leurs points de vue de façon épistolaire. A ce sujet, je vous conseille la lecture de l’excellent article de Florence Picot : Comment s’informe un intellectuel au siècle des Lumières: le cas de Voltaire (Solaris, dossier du Groupe interuniversitaire de recherches en science de l’information et de la communication, CNRS, no 4, mai 1995). La lecture du portrait du père Mersenne, personnage clef de la République des Lettres, par Olivier Le Deuff, peut aussi vous être profitable (Réseau Canopé – Les personnages de Savoirs CDI, 2017).
Du Journal des Scavans (1665), né de l’imprimerie, à ScienceDirect (1997), son pendant numérique, les revues scientifiques à relecture par les pairs, ainsi que l’échange de pré-prints dans les archives ouvertes, complètent la communication épistolaire. En outre, les chercheurs continuent à voyager pour se voir, non seulement à travers l’Europe, mais aujourd’hui dans le monde entier, de colloques en congrès dont les traces écrites constituent la littérature grise : ce sont les lointains descendants des Salons du XVIIIe siècle.
D’une certaine manière, on peut considérer que la République des Lettres des origines, où les mêmes philosophes échangeaient sur toutes sortes de sujets, y compris scientifiques, ne reviendra plus. En effet, des sciences de la nature aux sciences humaines, le savoir s’est fragmenté en de multiples disciplines, et il ne peut plus exister de Pic de la Mirandole contemporain, capable d’embrasser l’ensemble des connaissances de son temps. Les chercheurs continuent à échanger, mais chacun avec le Landerneau de sa spécialité.
Pour autant, M. Finkielkraut et ses invités Régis Debray et Marc Fumaroli ont une autre idée de la République des Lettres. Ils prennent l’expression au pied de la (Belle) « Lettre », c’est le cas de le dire, et regrettent surtout le recul de la littérature dans le corpus actuel des connaissances, car ils considèrent qu’il n’y a de culture que littéraire. Leur conception des humanités, la culture de l’honnête homme en son siècle, est celle du XVIIIe siècle, alors qu’une autre approche est possible. Ce n’est pas parce que les sciences se sont affranchies une à une de la philosophie qu’elles doivent être exclues des humanités du XXIe siècle :
« Peut-on être philosophe sans connaître les œuvres de Descartes ? Musicien sans connaître celles de Mozart ? Peintre sans connaître celles de Titien ? Évidemment non. Peut-on être physicien sans connaître les œuvres de Galilée ? Oui, hélas. Et peut-on se considérer comme cultivé sans avoir fréquenté Descartes, Mozart, Titien ? Certes pas. Mais Galilée ? Poser la question, c’est y répondre. »
La bibliothèque idéale – 01/08/2014 par Jean-Marc Lévy-Leblond
Les écrans de Petite poucette ne sont ainsi pas le seul élément qui oppose Alain Finkielkraut et Michel Serres. Celui-ci sait que la culture scientifique est une partie intégrante de la culture :
« C’est très difficile d’être à la fois scientifique et littéraire, eh bien faîtes de l’histoire des sciences, et vous serez les deux » !
En effet,
La République des Lettres est formée des hommes de lettres et des savants de tous pays. Notez que les savants y jouent un rôle plus important que les poètes et que République des Savants, comme on dit en Allemagne, serait un terme plus exact.
Barnes, 1938,p.13-14 in Marin Mersenne, animateur de communautés et médiateur scientifique
On ne peut que conseiller à MM. Finkielkraut, Debray et Fumaroli de s’initier à l’histoire des sciences.
Références :
- Le savoir et ses outils d’accès : repères historiques – Sous la direction de Sylvie Fayet-Scribe (Solaris, dossier du Groupe interuniversitaire de recherches en science de l’information et de la communication, CNRS, no 4, 1997)
- Comment s’informe un intellectuel au siècle des Lumières: le cas de Voltaire – Florence Picot (Solaris, dossier du Groupe interuniversitaire de recherches en science de l’information et de la communication, CNRS, no 4, mai 1995)
- Marin Mersenne, animateur de communautés et médiateur scientifique – Olivier Le Deuff (Réseau Canopé – Les personnages de Savoirs CDI, 2017)
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