Puisqu’on ne peut faire une confiance aveugle ni aux médias traditionnels (ce en quoi les lycéens ont raison), ni à Internet (ce en quoi les lycéens se trompent en y prenant tout au pied de la lettre), ni aux politiques et leurs promesses, ni même à l’Etat capable de mensonges, doit-on pour autant céder aux sirènes du complotisme?
Dans un environnement saturé d’informations livrées sans tri ou hiérarchie, aucune connaissance n’a plus de place qu’au sein d’un relativisme généralisé où tout est affaire de croyance : les rumeurs les plus farfelues prennent alors une valeur égale aux sciences ou à l’histoire. Chemtrails, licornes, dahu, darwinisme et créationnisme se retrouvent sur un malsain pied d’égalité, comme le négationnisme, le roman national et les véritables travaux historiques, ainsi que toutes les théories du complot, qui n’hésitent pas à affirmer tout à la fois qu’aucun humain n’a jamais mis le pied sur la Lune et que ce sont des petits martiens qui s’amusent autour des Rovers de la NASA (Rovers dont on se demande alors comment ils sont arrivés sur la Planète Rouge : on n’est pas à un paradoxe près).
Imaginons un instant que les sources officielles (gouvernements, écoles, médias…) changent leur fusil d’épaule et que tout ce qui est rejeté aujourd’hui soit accepté et vice et versa : Et si c’était la vérité? (Et si c’était la vérité ? Enquêtes sur les délires de l’histoire – Christophe Bourseiller, Vuibert 2015, 272 p.) :
Ces idées délirantes ou consternantes, il s’est trouvé des gens pour les défendre contre vents et marées, contre l’évidence même. Historiens amateurs, authentiques paranoïaques ou véritables escrocs, ils se targuent d’éclairer sous un nouveau jour les grands événements de notre passé.
Voilà des histoires que vous ne lirez jamais dans les manuels ! Avec une mordante ironie, Christophe Bourseiller dresse pour la première fois l’inventaire des plus belles arnaques de l’Histoire.
En 2014, le film Interstellar a imaginé cette inversion à propos des missions Apollo dans la scène de la convocation à l’école et c’est surréaliste :
Nul doute que la plupart des pourvoyeurs de théories du complot, au lieu de crier victoire – « j’avais raison! » – se mettront à inventer un complot dans le complot, car si ça vient des sources officielles, c’est forcément louche : la croyance est plus forte que les faits.
Alors que nous pensions, depuis le siècle dit “des Lumières”, aller vers plus de clarté, plus de maîtrise sur le monde et sur nous-mêmes, nous voyons que la croyance a marché près de nous au même pas que la connaissance, et que l’obscurité nous accompagne toujours, avec son cortège de rage et de sang. Nous voyons qu’une vieille alliance, que nous espérions dissipée, s’est renouée entre la violence et la foi.
Croyance, Jean-Claude Carrière, Odile Jacob 2015, 336 p.
Le problème est que si tout n’est plus qu’affaire de croyance, comment s’en sortir? Pourquoi croire une chose plutôt qu’une autre? L’idée d’un Calamar radioactif géant échoué sur les côtes françaises, pourquoi pas? Une famille au RSA qui gagne plus qu’une famille au SMIC, pourquoi pas? Un société de vente par correspondance m’annonce que j’ai gagné le gros lot, j’ai tellement envie d’y croire! Des nudistes ont provoqué un tremblement de terre à cause du courroux des esprits de la montagne? C’est un fonctionnaire malais qui l’affirme : ça doit être vrai!
C’est une posture particulièrement inconfortable. Puisqu’aucune source officielle n’est fiable à 100%, on est tenté de se tourner vers des endroits où tout semble limpide, où on peut s’engouffrer, où on est tentés d’avoir confiance, où on n’aurait plus à réfléchir et à se laisser guider. Mais sans autre boussole que ses croyances, on peut se fourvoyer lourdement, voire se faire manipuler.
Skippy le Grand gourou inventé par les inconnus est caricatural, bien sûr, mais est-il si différent des recruteurs de Daech sur Facebook et Skype? Imaginez les mêmes personnages avec un turban et une barbe… Les gens crédules sur lesquels les sectes ont mis le grappin répètent mécaniquement des paroles au mot près, sont persuadés d’avoir raison contre le reste du monde et ont une tendance à se sentir persécutés : une autre définition de la paranoïa. Ces caractéristiques ne correspondent-elles pas aux théories du complot?
Les personnes qui adhèrent à la théorie du complot se méfient de la parole officielle, des médias, des politiques, des institutions, des professeurs, et pensent qu’on nous cache tout
résumait sur BFMTV le journaliste et écrivain Eric Giacometti, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet.
On nous cache tout, on ne nous dit rien. Il y a une organisation secrète qui dirige le monde, cachée derrière les Etats, en nous cachant de terribles secrets. Cela peut être une faction religieuse quelconque, les Franc-maçons, ou que sait-je encore, à la poursuite d’un grand dessein et en cheville avec les puissants et les services secrets, CIA en tête. C’est humain, tellement humain!
Si ce penchant nous touche universellement, c’est parce que nous sommes tous menés par nos émotions. Quand un événement tragique, angoissant, étrange se produit, nous refusons d’abord d’y adhérer, puis nous nous disons : « Ça ne s’est pas passé comme la version officielle veut nous le faire croire. »
Pierre-Henri Tavoillot et Laurent Bazin ont décortiqué ce qui nous amène à tant aimer les complots (Tous paranos ? – Pourquoi nous aimons tant les complots… – Pierre-Henri Tavoillot, Laurent Bazin, Nouvelles éditions de l’Aube 2012) :
Il faut d’abord se rendre à l’évidence : «Nous aimons les conspirations, les machinations, les jeux à trois bandes et les coups tordus.» On se rassure comme on peut et on canalise nos peurs avec des explications limpides comme l’évidence, parce que «rien n’est plus angoissant et vertigineux qu’un mal qui arrive sans raison».
Comment ne pas se laisser embobiner par ce «poison de l’esprit» ? Les auteurs se gardent de toute naïveté – «même les paranoïaques ont des ennemis», rappelle Woody Allen – et ils se méfient de l’illusion de la «santé parfaite» pour les choses de l’esprit. Mais ils suggèrent «d’apprivoiser» en chacun de nous cette parano moderne, «d’en repérer les séductions terriblement efficaces, et d’en neutraliser les effets les plus pervers». Il existerait ainsi une manière saine et réaliste d’être parano «avec modération».
Critique de Libération : Elle court, elle court, la parano, 25 mai 2012.
C’est encore plus vrai chez les jeunes, comme le résume une commentatrice sur la page de Hoaxbuster consacrée aux théories du complot de l’après Charlie :
Il y a donc 3 facteurs principaux ici pouvant expliquer un tel engouement (en même temps restons carthésien … 20% ce n’est pas la majorité des jeunes, la majorité c’est pus de 50%).
- pour supporter la séparation symbolique d’avec les parents afin d’entamer la construction de sa propre identité, l’enfant passe bien souvent par une remise en question du « connu » (règle parental, règles institutionnelles) voir un rejet (moins fréquent) – classiquement on entend souvent « les jeunes sont dans la provocation ». Les théories du complot, qui remettent en cause tout ce qui est dit par les médias, les politiques (l’autorité) tombe donc à pic et correspondent à la problématique adolescente.
- croire aux théories du complot permet d’appartenir à un groupe « celui des personnes qui ne se laissent pas avoir » – or, le sentiment d’appartenance à un groupe est constamment recherché à l’adolescence car il lui permet de se construire sont identité (caricaturalement : « je suis différent de mes parents et pareil que mes amis et cela m’aide à savoir qui je suis »).
- dans le même registre, l’influence des pairs (amis) à l’adolescence est très importante – il se peut donc que dans les 20% de jeunes qui croient à la théorie du complot ils soient beaucoup moins nombreux.. un certains nombre n’y croyant que parce que les « potes » y croient !
C’est tellement plus pratique d’arranger son histoire à sa sauce et de la faire évoluer à mesure qu’on se monte le bourrichon. Pourtant, il y a un écueil : les théories du complot sont toutes montées sur le même modèle, mais se contredisent entre elles. Le jour même des attentats de Boston, quatre théories du complot étaient déjà en lice : pourquoi croire l’une plus que l’autre? De ce point de vue, si Internet a favorisé la diffusion des rumeurs, il permet également de les confronter entre elles et d’en déduire la vacuité. Or si on veut éviter que le premier affabulateur venu se paye notre tête, il ne faut pas se contenter de réagir sous le coup de l’émotion. Ne soyons pas naïfs et soyons encore plus vigilants avec ces sources qu’on tient pour alternatives.
Tout le dossier :
- Complots, no go zones et paréidolies
- Madame, on n’a pas trouvé sur Internet
- Les médias traditionnels plus fiables qu’Internet?
- Où va la presse?
- Et si c’était la vérité?
- La démocratie des crédules
- Zététique, culture et bon sens
<MAJ du 12 septembre 2015 : Alterscience – Postures, dogmes, idéologies>
Remise en cause de la théorie d’Einstein, de celle de Darwin, créationnisme et fondamentalismes, cosmologies païennes, mouvements technofascistes, idéologies radicales anti-science… Pourquoi des personnes formées à la science en viennent-elles à adopter une attitude en opposition virulente à la science de leur époque ? Comment mobilisent-elles leur capacité de raisonnement au service de dogmes et d’idéologies sans rapport avec la science ? Peut-on tirer un fil historique entre ces postures depuis la naissance de la science moderne au XVIe siècle ? De nos jours, quel est l’impact sur les rapports entre science et société de ces attitudes, diffusées et multipliées par le canal de l’Internet ?
Rejet de la science contemporaine, de la spécialisation et de l’abstraction mathématique ; appel au bon sens et à une science globale ; vitupération pouvant aller jusqu’à l’invocation de la théorie du complot ; instrumentalisation de la science à des fins idéologiques ou religieuses : voilà les principales caractéristiques des mouvements ou des individus étudiés dans cet ouvrage.
Alexandre Moatti, ingénieur en chef des Mines, est chercheur associé en histoire des sciences et des idées à l’université Paris-VII-Denis-Diderot. Il est notamment l’auteur de Einstein, un siècle contre lui (2007).
- Présentation sur le site de l’éditeur, Odile Jacob
- L’alterscience, une autre forme d’opposition à la science – Alexandre Moatti – Science et pseudo-sciences n° 292, octobre 2010
- Casseurs de science, une histoire des malsavants – David Larousserie, Le Monde science et techno, 17.01.2013
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