Une nouvelle page Facebook a vu le jour aujourd’hui. Tous à poil : les bib contre la censure (n’hésitez pas à liker 😉 ).
Pourquoi reparle-t-on de censure dans les bibliothèques alors que le sujet semblait clos après le départ du FN des municipalités d’Orange, Marignane, Toulon et Vitrolles?
C’est une suite de la rumeur concernant la « théorie » du genre.
Les choses ont démarré il y a 9 jours exactement, le mardi 4 février, avec la publication sur Le Salon Beige – « blog quotidien d’actualité par des laïcs catholiques » mais surtout très marqué à droite – d’un billet invitant les lecteurs à contacter les BM de Versailles pour y dénoncer la présence d’un grand nombre d’ouvrages, de films et de livres d’enfants recommandés dans l’ABCD de l’égalité ou par des sites altersexuels. A partir du lendemain et tout au long des jours suivants, la liste des « bibliothèques idéologiques » à contacter n’a cessé de s’allonger au fil des billets successifs. Cela aurait pu s’arrêter là et personne n’en aurait entendu parler.
C’est dimanche que la démarche a reçu l’écho des médias, avec l’intervention tonitruante de J-F Copé, sur le plateau du Grand Jury (RTL-LCI-Le Figaro), brandissant le désormais célèbre « Tous à Poil », à l’origine du nom de la page Facebook des bib contre la censure :
«Ça vient du centre de documentation pédagogique, ça fait partie de la liste des livres recommandés aux enseignants pour faire la classe aux enfants de primaire», a dit Copé. «On ne sait pas s’il faut sourire, mais comme c’est nos enfants, on n’a pas envie de sourire», a poursuivi l’ancien ministre en tournant les pages : «A poil le bébé, à poil la baby-sitter, à poil les voisins, à poil la mamie, à poil le chien… […]. A poil la maîtresse… vous voyez, c’est bien pour l’autorité des professeurs !»
«Il y a un moment où il va falloir qu’à Paris on atterrisse sur ce qui est en train de se faire dans ce pays», a-t-il dit. «Le rôle des responsables de l’UMP, c’est de dire ça suffit», a ajouté Copé en accusant le gouvernement d’être «pétri d’idéologie».
Tous à poil! n’est pas dans le catalogue du Centre national de documentation pédagogique (CNDP), ainsi que l’a vérifié Le Point. Comme tout le monde s’est moqué de son intervention, surtout après que les médias aient rappelé qu’en 2011 l’UMP voulait sensibiliser les enfants au genre dès la maternelle, M. Copé a changé son fusil d’épaule. Désormais, il ne reproche plus à Tous à Poil de promouvoir le genre, mais carrément de faire l’apologie de la lutte des classes (!)
Il semblerait qu’il y ait en fait deux listes :
- Celle dont parlerait M. Copé est perdue au fin fond du site des ABCD de l’égalité, accessible par un lien parmi une vingtaine de « ressources complémentaires », et a été réalisée par une association ardéchoise, l’Atelier des merveilles : Pour bousculer les stéréotypes fille garçon. C’est le Lab d’Europe 1 qui a réalisé le fact-checking le plus précis sur le sujet.
- Celle dénoncée par Le Salon Beige vient d’un syndicat d’enseignants : Littérature de jeunesse pour l’égalité : Ouvrages pour le premier degré. Personne ne sait comment les auteurs du blog sont arrivés à elle.
A partir de là, la machine médiatique s’est emballée. Le Printemps Français, branche dure de la Manif pour tous ayant participé au Jour de Colère, et qui soutient Dieudonné et Farida Belghoul (journée de retrait de l’école), a repris l’initiative du blog à son compte. Le gouvernement a du réagir par les voix du premier ministre, du ministre de l’éducation nationale, de la ministre de la Santé et surtout de la ministre de la culture, tutelle des bibliothèques municipales, dénonçant les personnes qui :
[…] se rendent dans les bibliothèques de lecture publique, exercent des pressions sur les personnels, les somment de se justifier sur leur politique d’acquisition, fouillent dans les rayonnages avec une obsession particulière pour les sections jeunesse, et exigent le retrait de la consultation de tout ouvrage ne correspondant pas à la morale qu’ils prétendent incarner.
Le sujet a de nouveau été évoqué sur le plateau de Mots Croisés lundi dernier le 10. M. Besancenot a expliqué de manière simple ce qui se passe : les réactionnaires du Printemps Français disent “va falloir aller chercher dans les bibliothèques les bons livres et les mauvais livres”. M. Dupond-Aignant se gratte l’œil et se demande ce qui se passe. En revanche on entend Nadine Morano parler en même temps que M. Besancenot : “Oui, oui , ça ne me dérange pas moi, ça ne me dérange pas moi”. Besancenot : “Mais pourquoi pas les brûler?
Mme Morano semble donc partager l’avis de Jacques Bompard, maire FN d’Orange quand il déclarait en 1997 « Il est temps de donner un bon coup de balai aussi bien dans les bibliothèques que dans les différents rouages du pouvoir ». Édifiant.
Et au niveau des principaux intéressés, dans la trentaine de villes listées par le Salon Beige?
Gilles Eboli, directeur de la bibliothèque municipale de Lyon, explique pour ActuaLitté qu’il n’existe pas de règles ou de procédures pour le retrait des ouvrages. [Ndla : c’est vrai pour des retraits ponctuels, mais c’est différent en cas de désherbage] Seul le pouvoir du maire ou des équipes de bibliothécaires peut trancher.
La réaction des maires a été variable. Quelques maires, comme à Neuilly-sur-Seine ou Chesnay, entrent dans le jeu des extrémistes. Heureusement la plupart rejettent en bloc cette initiative. Ainsi le maire de Lamballe qui ne prend pas de gants pour évoquer l’affaire :
Si des gens viennent ici pour mettre la pression, ils essuieront un refus des plus énergiques. On n’est pas sous Vichy que je sache !
Le point de vue des bibliothécaires
Au niveau des organisations professionnelles, la Gazette des communes indique :
L’Association des bibliothécaires de France (ABF) et la ministre de la culture et de la communication, Aurélie Filippetti, ont réagi par communiqués le 10 février 2014. L’ABF rappelle que les ouvrages en question «figurent dans une liste de 79 livres « pour l’égalité et [concernant] essentiellement l’égalité femme-homme et l’homosexualité » proposés par le SNUipp-FSU et PEGC. L’ABF invoque le Manifeste de l’Unesco et son propre code de déontologie pour justifier la constitution de collections « répondant à des critères d’objectivité, d’impartialité, de pluralité d’opinion. » Forte de ces références, l’ABF espère « bien au contraire que la liste des bibliothèques ayant procédé à ces acquisitions s’allongera ». Une prise de position à laquelle s’est associée, le 12 février 2014, l’interassociation archives-bibliothèques-documentalistes (IABD)
[…]
Les bibliothécaires ont également reçu le soutien de la Charte des auteurs et des illustrateurs jeunesse.
De plus Bibliothèques sans frontières (à l’origine de la pétition « Ouvrons + les bibliothèques« ) a également déploré des pressions qui relèvent de « l’obscurantisme, d’une sorte de fanatisme ». Enfin Sylvie Vassallo, directrice du Salon du livre jeunesse de Montreuil, s’inquiète de la multiplication des attaques sur le contenu soit disant pernicieux de la littérature de jeunesse.
Pour autant, malgré tout ce battage médiatique, l’opération a eu assez peu d’impact :
Dans les faits, peu d’établissements cités par le site le «Salon Beige» affirment avoir connu des troubles. Les «attaques» paraissent pour l’instant se résumer à quelques courriers et emails plus ou moins agressifs. Plus rares sont les visites directes à la bibliothèque municipale.
Reste que les équipes sur le terrain se demandent comment réagir si des énergumènes venaient « vérifier le contenu de leur bibliothèque ». Voila l’intérêt de la page que j’évoquais au début de ce billet : Tous à poil : les bib contre la censure. Fanny Robin (aka Fa Rob) par exemple, y apporte un élément de réponse. Il s’agit d’un mail envoyé par le directeur de sa bibliothèque :
Si vous êtes confrontés à un individu :
• qui vous reproche la présence d’une référence jeunesse dans le catalogue pour des raisons idéologiques (atteintes aux bonnes mœurs, subversion de la jeunesse, etc.)
• qui vous demande de retirer une référence jeunesse du catalogue
• qui vous demande de justifier la présence d’une référence jeunesse dans le catalogue
Vous devez :
• Dire que les choix d’acquisition de la médiathèque sont dictés par une éthique professionnelle affirmée dans le manifeste de l’UNESCO : « Les collections doivent refléter les tendances contemporaines et l’évolution de la société de même que la mémoire de l’humanité et des produits de son imagination. Les collections et les services doivent être exempts de toute forme de censure, idéologique, politique ou religieuse, ou de pressions commerciales. »
• Dire que les collections jeunesse de la médiathèque sont constituées par des achats de livres qui respectent tous la loi de 1949 instaurant une surveillance et un contrôle des publications jeunesse par une Commission.
• Répéter que les mineurs sont placés sous la responsabilité de leurs parents dans l’enceinte de la médiathèque, comme cela est rappelé dans le règlement intérieur.
• Ne pas rentrer dans un débat idéologique et s’en tenir à l’affirmation des missions des bibliothèques déjà évoquées.
Je trouve, comme Fa Rob, que la démarche proposée par ce directeur est juste et qu’elle vaut le coup d’être partagée. En revanche je m’interroge sur la réaction de certaines tutelles des CDI, également relayée sur la page Facebook :
Tous les professeurs documentalistes de l’académie de X on reçu ce mail hier, écrit par l’inspectrice et transmis sous couvert du chef d’établissement :
A l’attention de tous les professeurs documentalistes. Sous couvert de Mesdames et Messieurs les Chefs d’établissement,
Chers collègues,Je vous demande d’être particulièrement vigilants sur le contenu des ouvrages présents au CDI. Par exemple, l’Art de la bande dessinée de Pascal Ory, Laurent Martin et Jean Pierre Mercier n’est pas destiné à figurer dans un CDI. En particulier, je vous conseille de feuilleter avec la plus grande attention toutes BD et mangas destinés au CDI. Je sais pouvoir compter sur votre professionnalisme.
[edit du 11 mars 2014 : maintenant on sait que l’académie de X est celle de Limoges]
Cela tranche avec Aurélie Fillipetti qui à la fin de son communiqué
réaffirme [son] soutien le plus absolu au personnel des bibliothèques et aux élus locaux qui doivent faire face à ces agressions.
Et surtout c’est en contradiction avec le ministre de tutelle Vincent Peillon :
Je veux que les uns et les autres reviennent à la raison, à la responsabilité et surtout laissent les enfants tranquilles dans ce temps électoral
Les professeurs documentalistes, comme les bibliothécaires, n’ont pas attendu le Printemps Français pour être professionnels et « vigilants sur le contenu des ouvrages présents » dans leurs institutions. C’est cette inspectrice qui leur demande de retirer une référence jeunesse du catalogue qu’il faudrait rappeler à la raison.
<MAJ du 17 février 2014 : quelques liens de plus>
- Nouvel Obs : Jean-François Copé accusé de faire le lit du Front national
- La Gazette des communes : La FNADAC condamne à son tour les interpellations des acteurs de la culture sur la théorie du genre
- Libération : Sur France Inter, «Tous à poil !» recommandé et Copé ridiculisé
- France Inter : Tous à poil! chroniqué dans l’émission L’as-tu lu mon p’tit loup?
- Le Gorafi : Après la théorie du genre, des livres pour enfants leur racontent qu’ils n’auront ni travail ni de retraite (attention, parodie!)
- France Info : Défendre le pluralisme des bibliothèques
- France TV : La littérature jeunesse peut-elle parler de tout?
- Notorious bib : Les rayonnages forment la jeunesse
- Europe 1 : Bibliothèques, écoles : comment les livres pour enfants sont choisis
- Le Figaro : École : qui choisit les livres d’enfants ?
- Legifrance : Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. (dernière modification le 19 mai 2011)
- Télérama : Éditrice pour enfants, un métier devenu risqué ?
- Les Inrocks : “Tous à poil”, “Tomboy” : les appels à la censure se multiplient
- ActuaLitté : Le lien vital qui existe entre lecture, éducation, liberté et démocratie
- ActuaLitté : La littérature jeunesse est un rempart contre toutes les discriminations
On commence pourtant très souvent par pointer du doigt les livres jeunesse pour mieux s’attaquer ensuite à tous les autres. Par cibler certains thèmes, ici l’égalité des sexes, avant de se pencher sur tous les autres.
Merci à Monsieur Copé pour l’éclairage médiatique positif qu’il a involontairement fourni aux bibliothèques. Aucune campagne de l’IABD n’aurait pu avoir cet d’impact.
</maj>
<MAJ du 27 février : et le point de vue des libraires?>
</maj>
<MAJ du 07 mars : La semaine des livres exclus>
De nombreux livres pour enfants ont été bannis des bibliothèques à différentes époques. Les gender ne sont que le dernier avatar de cette longue pratique.
</maj>
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