Je proposais dans le précédent billet (Internet documentaire et fact-checking) de mettre sur pied un fact-checking en direct, façon Centre de Formation des journalistes, pour le débat d’entre deux tours de la présidentielle. C’était peine perdue pour la télévision, où on nous a expliqué toute la journée qui a précédé, que le rôle des journalistes dans ce type d’exercice était réduit au minimum, ce qui était même frustrant pour ces derniers. En effet, si un fait erroné était énoncé, c’était au contradicteur de le relever, et pas au journaliste, afin d’éviter tout soupçon éventuel de favoritisme. Le soir, ils étaient, comme annoncé, quasi-absents, à la limite inutiles. On aurait pu, peut-être, faire apparaître des messages en bas de l’écran, précisant : ceci est vrai, ceci est inexact, le vrai chiffre est, etc. Les rédactions des chaines TV ont du penser que ce serait trop difficile à mettre en place. De plus, il n’est pas sûr que les candidats aient accepté, alors qu’un tas de conditions étaient déjà posées en termes de réalisation (par exemple, pas de plan de coupe : on ne devait pas voir la réaction de celui qui écoute pendant que l’autre parle). Pour toutes ces raisons, mon idée de fact-checking en temps réel pour ce débat était une boutade et je n’y croyais pas moi-même.
J’avais tort. Si les rédactions télévisuelles ont été frileuses, les journalistes d’Internet se sont chargés de réaliser le fact-checking en temps réel de mes rêves. Et il y a eu de quoi faire :
Ce mercredi soir, les journalistes de données d’OWNI ont vérifié 137 références chiffrées brandies par Hollande et Sarkozy au cours de leur débat télévisé. Certaines de ces citations chiffrées étaient correctes. Quelques-unes imprécises. Et un bon nombre tout à fait fausses.
[…] Confiants, nous croyions être soumis à de maigres escarmouches statistiques entre François Hollande et Nicolas Sarkozy. Mais le face-à-face des candidats UMP et PS a été un déluge de données [un chiffre toutes les 47 secondes !] sous lequel Laurence Ferrari et David Pujadas sont restés coi.
Le soir du débat, l’information n’était donc pas à la télé, mais sur Twitter. Les rédactions d’OWNI (Le véritomètre), mais aussi celles de Rue 89 (Contrôle technique), du JDD (Les détecteurs de mensonges) et également du Huffington Post se sont attelées à la tâche le soir même, tandis que Le Monde (Les décodeurs) a publié sa synthèse le lendemain. Pour être bien informé, il fallait donc avoir son ordinateur ou au moins son smartphone sous la main, tout en regardant la télévision. Au lieu d’avoir des messages en bas de l’écran, les accros de l’info ont donc jonglé avec deux écrans. L’autre solution était de tout faire depuis Internet : j’ai suivi le débat sur le site de France 2, depuis un Mac-Do (les bibliothèques étant fermées à cette heure tardive), en jonglant, non pas avec plusieurs écrans, mais plusieurs fenêtres… tout ce que condamne Nicholas Carr 🙂 .
Les rôles étaient donc clairement répartis : à la télé le spectacle, à Internet le vrai journalisme – l’idée n’est pas moi, je l’ai entendue sur France-Inter le lendemain matin, et j’ai trouvé l’image très juste. Autrement dit, ceux qui ne voient Internet que comme un ramassis de sources douteuses voire dangereuses, où tout le monde peut dire et faire n’importe quoi, devraient peut-être prendre conscience que, mercredi dernier, c’est la télévision qui a délivré un grand nombre de chiffres faux et de faits douteux : un chiffre toutes les 47 secondes, dont un bon nombre tout à fait faux ! Et qui nous permet de le savoir ? Internet ! Faudrait-il mettre de l’ordre dans la télévision, la civiliser ? On nous prédit que la télévision du futur sera connectée à Internet : cela incitera-t-il les mass-médias à plus d’honnêteté intellectuelle… en 2017?
Environ 18 millions de personnes ont suivi le débat sur l’ensemble des sept chaînes qui l’on diffusé. Ce chiffre ne tient pas compte des gens qui ont suivi le débat à la radio ou sur Internet. Or sur toutes ces personnes, combien de citoyens ont bénéficié du fact-checking complet, soit le soir même, soit dans la presse papier et/ou en ligne les jours suivants ? 237000 tweets ont été postés durant le débat, sans compter les échanges sur Facebook. Sachant que seuls 8 % des français ont un compte Twitter, cela fait peu de gens capables de suivre les démentis au fur et à mesure. En effet, s’il est possible de suivre les tweets de Rue 89 ou d’OWNI sans avoir de compte, je pense que seuls ceux qui ont un compte savent se servir de l’application des Gazouilleurs… et ont pensé à l’utiliser. Par conséquent, combien de français ont pris pour argent comptant les chiffres donnés par les deux candidats, faute de réaction des deux journalistes sur le plateau ? Peut-on considérer qu’il ont été bien informés avant de rejoindre les urnes dimanche prochain?
Plus de 80 % des français ont aujourd’hui un accès à Internet, mais seulement 8 % ont un compte Twitter. Or l’important, ce n’est pas juste d’avoir Internet. L’important, c’est de savoir comment, mais aussi quand s’en servir.
“La nouvelle fracture numérique n’est pas entre ceux qui peuvent s’offrir les machines et les services et ceux qui ne le peuvent pas, mais entre ceux qui savent les utiliser à leur avantage et ceux qui sont victimes de la surinformation. Ce n’est pas un problème entre ceux qui “possèdent” et les autres, mais entre ceux qui “savent” et les autres.”
La promotion de la littératie a encore de beaux jours devant elle.
Mais qui va s’en occuper?