Et si la fonction première des bibliothèques était de maintenir l’ordre social? Cette affirmation iconoclaste me vient d’un article de notre vénérable BBF : Le manège enchanté des bibliothécaires. Cet article interroge une expression que j’ai utilisée au début de ce cycle «nouveaux usages et politique» : j’ai parlé des «ressources qui servent à former l’esprit critique de citoyens responsables, qui sont le socle de nos démocraties.». Mais qu’est-ce qu’un citoyen? Selon cet article de Bruno David, le citoyen est celui qui est rentré dans le moule, et le rôle des bibliothèques est d’aider les exclus à se couler dans ce moule.
[…] La réponse s’énonce chaque fois avec la même évidence qui met en cause la défaillance des mécanismes de l’intégration. Quant à la solution de tous les maux, elle tient dans un seul mot : «citoyenneté» (et ses expressions dérivées, déclinées sur tous les modes : usage, comportement «citoyen», voire gestion «citoyenne»), censé raviver dans la conscience de chacun le sentiment d’appartenance à la même collectivité soudée par des valeurs communes. Faire de l’intégration une valeur absolue, c’est introduire une solution de continuité entre les rapports sociaux capitalistes et la production de la misère sociale et, par suite de l’effacement de ce lien de causalité, présenter le consentement à l’ordre des choses comme « le seul choix possible et désirable » (Garnier). Dans cette entreprise d’obscurcissement des consciences comme dans la production du consensus, les bibliothèques ne veulent pas être en reste et entendent jouer les premiers rôles.
De ce fait les bibliothèques sont rien d’autre qu’un instrument de la paix sociale :
[…] on n’ignore pas que les élus locaux envisagent la création de médiathèques comme une réponse parmi d’autres aux risques de « désaffiliation » (Castel) et d’éclatement social qui menacent les « quartiers sensibles » de leur commune. Autrement dit, ces équipements s’intègrent à la géographie urbaine en tant que dispositifs d’encadrement social – aux côtés du sport (entre autres), souvent présenté comme une riposte douce au désœuvrement criminogène des jeunes. Or, ce qui pour les politiques est une nécessité dictée par la gestion des risques sociaux (notamment celui que représentent les classes dangereuses), les bibliothécaires en font une vertu civique – un état d’esprit qui présuppose l’identification à l’ordre et l’intériorisation de ses valeurs.
Si le rôle des bibliothèques est réellement de former ce type de citoyens, alors réjouissons-nous : Hadopi, LOPPSI et ACTA vont grandement nous faciliter le travail. En 2009, le Gouvernement avait déjà avancé l’idée de mettre en place un système de « portail blanc » pour les accès publics à Internet, limité à un «Internet citoyen» correspondant à une liste fermée de sites consultables. Si on suit M. David, il n’aurait pas fallu s’y opposer.
L’Égypte, après avoir coupé Facebook et Twitter a suspendu l’ensemble d’Internet, ce qui n’a pas empêché la réunion d’un million de personnes mardi dernier. Puis Internet a été rétabli comme par hasard au moment où les partisans du Raïs ont commencé à donner de la voix. Quand à la Chine, en plus de ses sujets de censure habituels, les informations concernant la Tunisie et surtout l’Égypte sont soigneusement filtrées : voilà un beau modèle d’ «Internet citoyen»! Or l’article 4 de la LOPPSI permet aux gouvernements français actuels et futurs d’en faire autant, légalement. Quand à la notion de négligence caractérisée d’Hadopi, en obligeant les espaces publics d’accès à Internet à se doter de logiciels filtrants, elle permet la même chose : aujourd’hui le téléchargement illégal concerne le droit d’auteur et la contrefaçon, demain les sites permettant de s’informer sur des événements similaires à ceux d’Égypte peuvent très bien se retrouver sur ces listes noires que promet la loi.
Dans ces conditions, l’interdiction de certains livres dans les bibliothèques de Vénitie serait un facteur de paix sociale pour des citoyens dociles.
«Je vous envoie la page de Repubblica de ce matin, où il y a la terrible nouvelle de la décision du President de la Region de la Venetie, Luca Zaia (Ligue du Nord) de interdir dans les bibliothèques et dans les écoles la diffusion et la lecture des livres des auteurs que en 2004 ont signé l’appel pour Battisti. Mais pas seulement ça. Des bibliothècaires ont temoigné d’avoir reçue l’ordre depuis des mois de enlever de la distribution aux lecteurs des livres considerés pas educatifs. Dizaines d’écrivains comme Roberto Saviano, Andrea Camilleri, Gian Antonio Stella, Marco Travaglio, (moi), et maintenant les signataires de l’appels pour Battisti comme Tiziano Scarpa, Massimo Carlotto, Wu Ming, Valerio Evangelisti, Giorgio Agamben, sont déjà disparus des plusieurs bibliothèques de la Region, ils sont dans les catalogues, mais impossible le prendre en lecture.»
En savoir plus :
http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20110124.OBS6830/des-livres-non-educatifs-censures-en-italie.html http://www.rue89.com/2011/01/17/inquisition-moderne-les-bibliotheques-venitiennes-purgees-des-pro-battisti-185964
Cet épisode italien rappelle les riches heures du Front National dans les municipalités du Sud de la France dans les années 1990′ :
En 1995, le Front National remporte les élections municipales à Vitrolles, Marignane et Orange. Dans ces villes, les élus frontistes entament une campagne d’instrumentalisation des bibliothèques municipales à des fins de propagande : suppression des abonnements aux journaux et revues de gauche, mise à l’index de nombreux ouvrages, censure des listes d’acquisitions, achats systématiques des livres et journaux d’extrême-droite, harcèlement du personnel récalcitrant pour l’inciter à partir et remplacement de ce dernier par des militants du parti. La mobilisation des syndicats et des associations, le gel de l’aide de l’État dans ces collectivités durant tout le mandat FN, les défaites du parti lepéniste aux dernières élections municipales et le début d’un travail de « reconstruction » de bibliothèques municipales professionnelles font de cet épisode un long cauchemar à peu près terminé.
[…]
Enfin on peut ajouter que les municipalités FN ne furent pas les seules à connaître de telles pratiques. À la faveur de ces événements, de nombreux bibliothécaires s’exprimèrent sur les pressions de certains de leurs élus qui, se substituant à eux, imposaient leurs choix personnels dans les achats de «leur» bibliothèque.
http://www.guichetdusavoir.org/ipb-auto/ipb-auto2.php?topic=19357
A Montreuil, l’élu lepéniste s’est plaint des acquisitions auprès du bibliothécaire, qui a vu sa réponse utilisée par National-Hebdo pour condamner une certaine conception du pluralisme et de la déontologie professionnelle; la mairie, qui avait soutenu les professionnels, leur demande maintenant de ne plus répondre aux attaques. A Blois, l’attaque s’est produite en conseil municipal, et l’adjoint à la culture a axé sa confiance dans les professionnels sur le respect de la charte des bibliothèques et sur la déontologie
[…]
Sait-on assez qu’à Marignane la bibliothèque est interdite aux enfants de moins de douze ans non accompagnés d’adultes ? qu’à Orange les livres de la série L’instit’ sont interdits ?
Comment se fait-il que nous trouvions anormale cette volonté d’ingérence dans nos politiques d’acquisition? (cf Acquisitions (3) Est-ce que Hadopi et Loppsi ne conduisent pas à une sorte d’ingérence du même type, sur une échelle plus vaste? Selon l’IABD, Les «bons livres» du XIX° siècle deviennent «les bons sites» au XXI° siècle.
D’où vient que cela nous choque si notre fonction est d’offrir la paix sociale à nos gouvernants, de transformer nos usagers en citoyens dociles? Peut-être de ce que mon appellation «ressources qui servent à former l’esprit critique de citoyens responsables» outre le mot «citoyen», contient aussi l’expression «esprit critique».
M. David termine en faisant l’apologie de lieux dont la fonction principale n’est pas l’encadrement social :
29. En ce sens, l’une des réponses à l’« exclusion » et à l’ennui n’est pas la multiplication des structures où se perfectionnent les dispositifs de l’encadrement social mais la recherche d’espaces d’autonomie où s’inventent les idées et les pratiques qui disent la non nécessité de cet ordre-là et l’aliénation qu’il engendre. Ainsi les systèmes d’échanges locaux qui, en dépit de limites évidentes et des difficultés rencontrées, expérimentent en dehors de toute orthodoxie doctrinale un mode d’économie non marchande et de relations sociales fondé sur la réappropriation du cadre de vie et de la vie quotidienne.
Si vous avez lu l’article dans son entier, vous vous êtes rendu compte que certains exemples sont datés. Ainsi on n’assiste plus au spectacle de l’élève, en difficulté ou non, désemparé devant son écran, mais plutôt à la perplexité des parents en face de leur progéniture «digitale native». En 2004, les réseaux sociaux n’avaient pas l’impact qu’ils ont aujourd’hui. Ils peuvent maintenant eux aussi représenter des «espaces d’autonomie où s’inventent des idées et des pratiques». Raison de plus pour les offrir au public… des bibliothèques!
Et pour en terminer avec ce que j’entends par «ressources qui servent à former l’esprit critique de citoyens responsables, qui sont le socle de nos démocraties.», je reprendrai cet extrait du Métier de Bibliothécaire que j’ai déjà cité :
Missions d’accès à l’information
«Une fois établis le choix et la mise en ordre des documents rendus accessibles, il incombe aux bibliothèques de développer chez leurs usagers (et ce, dès l’âge scolaire) une culture de de l’information. Cette formation de citoyens informés, et donc responsables, constitue, à l’heure d’internet, un axe de plus en plus important de l’action des bibliothèques. L’interactivité des sites web 2.0 des bibliothèques (messagerie, services de réponse à distance, catalogues enrichis, etc) contribue également au développement de cette culture informationnelle indispensable à l’exercice de la démocratie.»(Le Métier de Bibliothécaire, 2010, pp.56-58)