Le Figaro du 17 février raconte comment une bibliothèque dans l’Oural a demandé à la justice russe
que soit contrôlé le livre de Vera Timentchik, auteure de La Famille dans notre pays et chez les autres. La directrice des lieux, Svetlana Nagatkina, arguait du fait que cet ouvrage n’était pas nécessairement «bon pour des enfants de 8 à 12 ans».
J’ai d’abord entendu cette info à la radio et j’ai pensé « un blâme pour la bibliothèque d’Oulianovsk ». Alors qu’en France on lutte contre la censure suite à l’opération de vérification des fonds de bibliothèques qu’a initiée un blog d’extrême droite, les bibliothécaires russes font de la censure eux-mêmes, jusqu’à provoquer des ennuis de justice aux auteurs.
Et puis j’ai réfléchi. Les bibliothécaires russes sont tenus en tant que fonctionnaires de respecter la loi. Or compte tenu des lois homophobes en vigueur en Russie, ils n’ont guère le choix, d’autant plus que le montant des amendes pour les personnes morales est dissuasif :
Les amendes varient de 4 000 à 5 000 roubles (de 93 à 116 euros) pour les personnes physiques, de 50 000 à 100 000 roubles (1 167 à 2 300 euros) pour une « propagande » menée sur Internet ou dans les médias, et de 800 000 à un million de roubles (de 18 700 à 23 500 euros) pour les personnes morales.
De plus, 88% des Russes soutiennent l’interdiction de la «propagande» homosexuelle et 54% des Russes pensent qu’il faut punir l’homosexualité. Il faut dire que celle-ci y était considérée comme un crime jusqu’en 1993 et comme une maladie mentale jusqu’en 1999. Statistiquement, les chances que des bibliothécaires fassent partie de ces 88% ou 54% sont donc élevées, ce qui explique, en plus des amendes, pourquoi
de petites bibliothèques s’émeuvent facilement et prennent l’initiative de se censurer elles-mêmes. Souvent, les autorités réagissent de manière plus rationnelle que les parents ou ces bibliothécaires.
Or en creusant pour la France, j’ai découvert que la censure y a toujours cours. Nous avons en effet la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse (dernière modification en date le 19 mai 2011), qui institue une commission chargée de la surveillance et du contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence. Avant même le filtrage par les bibliothèques via leur politique d’acquisition, il y a donc un premier filtrage par cette commission (article 6 modifié en 2011) :
« Le directeur ou l’éditeur de toute publication visée à l’article 1er est tenu de déposer ou transmettre par voie électronique, gratuitement au ministère de la justice, pour la commission de contrôle, deux exemplaires de chaque livraison ou volume de cette publication dès sa parution »
Les critères sur lesquels la commission statue sont décrits dans l’article 2 (modifié en 2010 puis en 2011) :
« Les publications mentionnées à l’article 1er ne doivent comporter aucun contenu présentant un danger pour la jeunesse en raison de son caractère pornographique ou lorsqu’il est susceptible d’inciter à la discrimination ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes, aux atteintes à la dignité humaine, à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ou de substances psychotropes, à la violence ou à tous actes qualifiés de crimes ou de délits ou de nature à nuire à l’épanouissement physique, mental ou moral de l’enfance ou la jeunesse. »
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid…
Notons que tous les livres incriminés par Copé et le Salon Beige ont passé avec brio le filtre de cette commission, sinon on ne les trouverait pas sur le marché.
- Copé : liste « Pour bousculer les stéréotypes fille garçon » où se trouve Tous à poil!
- Salon Beige : liste « Littérature de jeunesse pour l’égalité : Ouvrages pour le premier degré«
L’inquiétant est que si l’article 2 a été mainte fois modifié, il peut encore l’être par une mandature future. Et pour faire plaisir à leur aile réactionnaire, un éventuel gouvernement très à droite avec une assemblée du même bord, pourraient apporter des modifications telles qu’aucun ouvrage similaire à ceux des deux listes incriminées ne puisse plus arriver sur le marché. Du style « contre la propagande du genre » ou « contre les offenses aux sentiments religieux des croyants ».
Que feraient alors les bibliothécaire français dans ce cas? Ne se retrouveraient-ils pas dans la même position inconfortable que celle de leurs homologues russes actuel? Qu’en pensez-vous?
Pour aller plus loin :
Parole n°02 de 2008 (www.ricochet-jeunes.org – Institut Suisse Jeunesse et Médias)
Blog Couv. Ill. En . Coul : une exposition organisée par une bibliothèque en 2010 et censurée par sa tutelle, un conseil général :