Aller au contenu
Accueil / Domaine public et traduction : de quoi se perdre

Domaine public et traduction : de quoi se perdre

ErnestHemingway1900
J’aurais aimé illustrer mon billet avec une photo d’Hemingway vers 1952, mais en photo aussi les lois sur le domaine public sont tordues. Il faut que la photo soit antérieure à 1923. Plutôt que de prendre une photo de cette année qui ne signifie rien au regard du Vieil homme et la mer, j’ai choisi une photo de 1900 pour illustrer l’absurdité de la chose.

Un livre tombe dans le domaine public 70 ans après la mort de sont auteur, apprend-t-on dans les prépa-concours franco-françaises. Ce n’est pourtant pas si simple.

J’ai lu une partie des billets relatifs à la traduction de “Le vieil homme et la mer” par François Bon. En particulier ceux de la Bibliomancienne pour les aspects canadiens. Pensant que l’œuvre d’Hemingway était passée dans le domaine public, il en a réalisé une nouvelle traduction qu’il a proposé à la vente sur Publie.net, sa maison d’édition électronique. Suite à une demande de Gallimard adressée à ses distributeurs plutôt qu’à lui-même, il a préféré retirer son texte immédiatement plutôt que de se mesurer avec Goliath. Au delà de la méthode inélégante de Gallimard, cet épisode est l’occasion de voir les rapports entre droit d’auteur, traduction, domaine public et passage du papier au numérique pour un classique de la littérature. Or c’est un véritable sac de nœuds gordiens : Le Minotaure n’y retrouverait pas ses petits! Comme Les experts ou l’inspecteur Barnaby, j’ai changé de suspect à mesure que mon enquête avançait.

Dans un premier temps, Il m’a semblé que Gallimard avait tort. Les USA et le Canada font partie des “Live+50”. La France est passée des “Live+50” au club des “Live+70” depuis la DADVSI. Hemingway étant mort en 1961, tous ses livres sont passés cette année dans le domaine public aux USA et Canada. Or les États-Unis, sous la pression des éditeurs européens, ont adopté une loi selon laquelle la durée du domaine public dans le pays d’origine doit s’appliquer au pays de diffusion. Comme Hemingway était citoyen américain, c’est la durée US qui prévaut, y compris en France, pays de diffusion. Donc tout Hemingway est passé dans le domaine public en 2012 en France aussi.

Que nenni nous dit Hubert Guillaud. Si la France doit bien s’aligner sur les USA dans ce cas précis, il se trouve qu’Hemingway n’y tombera dans le domaine public qu’en… 2047 :

Ainsi, si l’œuvre d’Ernest Hemingway est entièrement libre depuis cette année au Canada qui dispose de la règle des 50 ans de droit après la mort de l’auteur (Hemingway s’est suicidé en 1961) quel que soit son pays d’origine – malgré l’appel de Michael Geist, cela pourrait ne pas durer -, cela n’est pas le cas aux États-Unis, où, si quelques œuvres d’Hemingway sont libres (la loi par défaut étant de 50 ans après publication sauf prorogation qui porte alors à 75 ans après la mort), ce n’est pas le cas du roman paru en 1952 dont les droits ont été prorogés et qui appartient jusqu’en 2047 à son éditeur Scribner dont le fond désormais appartient à Simon & Schuster propriété de CBS corporation. Ce n’est pas le cas donc en France, où Gallimard dispose des droits sur toute traduction française jusqu’à ce que ceux-ci s’élèvent dans le domaine public aux États-Unis, car, comme le soulignait Numerama, l’article L123-12 du code de la propriété intellectuelle impose une durée de protection similaire à celle du pays d’origine de l’œuvre, soit 2047. La durée de droit de la traduction de Jean Dutourd, mort en 2011, elle devrait courir jusqu’en 2081 (70 ans après la mort de l’auteur)… Espérons que d’ici là, Gallimard aura eu l’intelligence de proposer aux lecteurs une traduction plus conforme à l’original.

Hubert Guillaud : Nous n’échapperons pas à reposer la question du droit

Les droits sur Le vieil homme et la mer prorogés, cela nous mènerait à 1961+75=2036. D’où vient 2047 ? La réponse est dans la suite du billet. Il se trouve que les durées ont varié avec les lois :

“Le Vieil Homme et la Mer” a été publié en 1952, à une époque où la loi protégeait le copyright de son auteur pendant 28 ans après la parution d’un ouvrage (soit jusqu’en 1980 pour celui-ci).

Pour les ouvrages publiés à cette époque, la loi américaine prévoyait que si le copyright était renouvelé au bout de ces 28 ans, il courait pendant 67 ans de plus, comme l’explique Stephan Fishman dans The Public Domain: How to Find & Use Copyright-Free Writings, Music, Art & More. Or, la quatrième et dernière épouse d’Ernest Hemingway, Mary, a renouvelé le copyright du Vieil Homme et la Mer en 1980. Le roman n’entrera donc dans le domaine public aux États-Unis qu’en 2047 (1980+67).

Donc, pas de traduction hors Gallimard en France avant 2047 ? Et bien si ! Car, selon Cécile Dehesdin sur Slate.fr,

Notre loi prévoit que la «la durée de protection est celle accordée dans le pays d’origine de l’oeuvre sans que cette durée puisse excéder» celle prévue par la loi française. Dans le cas du Vieil Homme et la Mer, la durée américaine excède la durée française, le livre sera donc dans le domaine public dans notre pays en 2032.

En résumé, la traduction de François Bon ne peut être publiée:

  • ni en France (1961+1+70=2032)
  • ni aux États-Unis (1952+28+67=2047),
  • mais pourrait l’être dès à présent au Canada (1961+1+50=2012) !

Les +1 marquent le fait qu’on part de la fin de l’année de la mort de l’auteur pour le calcul – Pourquoi faire simple ? Le cas s’est déjà présenté avec “Le voyage au bout de la nuit” de Céline, qui est déjà passé dans le domaine public au Canada et qui ne le sera en Europe que dans 20 ans.  Pays diffuseur pour cet auteur français, le Canada n’a en effet pas signé l’accord liant l’Europe et les États-Unis… mais bloque toute possibilité de téléchargement de cet écrivain depuis les IP européennes !

Autre exemple, Georges Orwell (1903-1950). En 2009, Amazon a supprimé à distance les deux titres, “1984” et “La ferme des animaux”, des bibliothèques de ses clients Kindle : Big Brother Amazon : la surprise Kindle. Il s’agissait d’une question de domaine public là aussi :

Les romans d’Orwell auraient été ajoutés par un éditeur numérique spécialisé dans les ouvrages du domaine public, MobileReference, qui n’en avait pas les droits. Car si l’œuvre d’Orwell est tombée dans le domaine public dans certains pays comme l’Australie, le Canada ou la Russie, ce ne sera le cas qu’en 2044 aux États-Unis. Amazon aurait été prévenu par les ayants droit. “Nous avons supprimé les copies illégales de nos systèmes et des équipements des clients et nous avons remboursé les clients”, a expliqué un porte-parole d’Amazon, Drew Herdener.

Hubert Guillaud termine sur une question : La durée d’un brevet, c’est-à-dire d’un titre de propriété industriel, en moyenne, n’est que de 20 ans. Comment peut-il être plus long pour l’art et la création? J’ai la réponse : parce le lobbying des industries du divertissement est extrêmement efficace, contrairement à celui de l’IABD. Quand l’auteur est mort depuis des décennies, l’expression droit d’auteur semble quelque peu inappropriée. Les seuls ayants-droits qui restent sont les héritiers et l(es) éditeur(s). Ainsi, Bertrand Calenge va jusqu’à faire une analogie avec une concession minière.

En revanche, j’ai encore une question pour laquelle je n’ai pas trouvé la réponse : Gallimard affirme détenir les droits d’édition y compris au format numérique. Or je doute que l’expression figurait en 1952 dans le contrat de cession des droits d’exploitation entre Hemingway et Gallimard. De fait, Gallimard ne fourni aucune version électronique du livre (j’ai vérifié : rien sur Gallica, rien sur Google Books, rien sur Kindle Amazon…). Les auteurs vivants ont deux possibilités :

  • soit ils continuent à travailler avec leur éditeur papier qui leur fait signer un avenant pour le numérique,
  • cependant certains décident de négocier leur droits pour les supports numériques avec un autre opérateur.

Pour les auteurs morts, comment cela se passe-t-il? Les héritiers, quand il y en a, ont-ils la possibilité de négocier?

Reste qu’éditer et rééditer encore et encore la même traduction depuis 1952 n’est pas un signe de créativité, comme le montre ActuLitté : Illégal de traduire Hemingway, ou Gallimard, le tombeau à auteurs.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *