Les rédacteurs de l’édition 2010 du Métier de bibliothécaire considèrent l’accès à Internet comme un “service plus” (comprendre facultatif), par opposition aux “services de base” de la bibliothèque (p. 352). J’ai déjà donné mon avis sur la vision surannée des usages d’Internet que véhicule ce chapitre. Quand 27% et 34% des usagers des endroits où c’est possible sont concernés, peut-on parler de service plus, sauf à dénigrer cette offre comme certains (souvent les mêmes) dénigrent encore les mangas? Il y a bien des fonds documentaires qui ne peuvent pas en dire autant (théâtre, poésie…) :
27% des usagers de la Bpi utilisent des ordinateurs portables personnels en novembre 2009, à savoir plus de deux fois plus qu’en 2006 (12%) et presque trois fois plus qu’en 2003 (4%). Dans le même temps, la consultation des postes publics est en net recul 34% en 2009, pour 47% en 2006 et 51% en 2003.
Enquête sur les usages des ordinateurs portables personnels à la Bpi (pdf)
En fait, sait-on qui sont les gens qui viennent utiliser Internet à la bibliothèque ?
Bertrand Calenge fait le constat que chacun a des anecdotes sur le sujet, mais que non, on n’en sait rien :
Entre le bibliothécaire consterné par les incivilités des lecteurs s’arrachant les postes et celui partisan d’une régulation malthusienne des accès, il existe toute une gamme d’avis divers dont la caractéristique commune est d’ignorer l’activité réelle des personnes qui viennent se connecter à la bibliothèque.[…] l’écran d’ordinateur brille par sa polyvalence anonyme.
Comme tout le monde, j’ai des anecdotes. Je citerai deux exemples :
Ex 1 : Les gamins qui jouent à Dofus à la bibliothèque ne viennent pas parce qu’ils n’auraient pas Internet à la maison, mais parce que c’est plus sympa de jouer avec les copains physiquement présents dans la même pièce. Ils arrivent jusqu’à une heure avant l’animateur et négocient la répartition des postes entre eux alors qu’ils sont encore dehors (ils connaissent les performances de chaque ordinateur, d’où d’âpres négociations pour les meilleurs postes). Voilà un aspect concret de la bibliothèque troisième lieu!
Ex 2 : Parmi ceux dont les motivations sont plus studieuses et qui n’ont pas Internet à domicile, il y a… moi. N’ayant pas d’IP fixe car pas de Box, je suis un véritable SDF du numérique. Lors du vote d’Hadopi, je ne me suis par conséquent pas senti personnellement concerné (On ne peut pas couper un accès qui n’existe pas). Depuis des années, je fréquente plusieurs bibliothèques pour leur accès Internet, comme les sans logis y viennent pour lire le journal au chaud l’hiver. J’ai déjà décrit mes usages :
- gérer un blog personnel (où vous vous trouvez) et un site associatif,
- développer mes profils (parce qu’en parler, c’est bien, mais pratiquer, c’est mieux),
- collecter mes mails pour lecture ultérieure, répondre aux plus urgents
- veiller pour le blog et veiller pour la recherche d’emploi (les deux veilles étant en fait intimement liées),
- gérer l’administratif (banque, Pôle emploi, CAF …),
- mettre en ligne ou envoyer ce qui a été préparé à la maison.
Mais ce ne sont là que deux exemples qui n’ont pas plus de valeur que les anecdotes dont parle M. Calenge. Pour en savoir plus long, celui-ci a confié à un élève-conservateur de l’Enssib, Hervé Renard, une enquête sur les usagers d’Internet au sein de trois antennes de la bibliothèque municipale de Lyon : Usages par le public des postes informatiques et des hot-spot wifi à la BmL (pdf).
Qui : des gens sans connexion à domicile, mais pas seulement
- La répartition des différentes catégories varie d’une antenne à l’autre, ce qui peut venir de l’architecture des lieux selon M. Renard. En filigrane, l’auteur laisse également supposer que la sociologie des quartiers où sont implantées les antennes peut avoir une influence.
- Les 15-19 ans et les plus de 69 ans sont très largement sous représentés à Lyon. Si l’enquête s’était déroulée dans une cybercommune rurbaine (Elven, Sulniac, Pacé, L’Hermitage, Betton…), les résultats auraient été très différents pour les jeunes (Dofus). Ici ils ressemblent plus aux statistiques d’une ville-centre (J’ai observé très peu d’ados sur les postes en libre-accès des Champs-Libres). La conformation de l’offre (libre accès rapide, multimédia sur réservation, Wifi, mais aussi le nombre de postes et leur disposition et… personnalité de l’animateur) joue bien plus sur cette classe d’âge que sur les autres. Tous les endroits où j’ai observé le phénomène Dofus ont une pièce dédiée pour les ordinateurs (sauf Betton), ce qui permet un volume sonore plus élevé sans gêner les usagers du reste de l’établissement.
- Les hommes sont plus les nombreux (alors que les lectrices papier sont historiquement majoritaires), les femmes affectionnent le Wifi plus que les hommes.
- Plus de la moitié (60%) des usagers sont diplômés de l’enseignement supérieur, une part non négligeable est encore étudiante. Cela fait tout de même 40% ayant le Bac ou moins que le Bac. Parmi les actifs, les professionnels en activité et les demandeurs d’emploi sont en nombres équivalents.
- Plus des deux tiers des sondés n’ont pas de connexion à haut débit (67% : je ne suis donc pas un cas isolé), près des quatre cinquièmes utilisent la connexion de la bibliothèque à chacune de leur visite (78%). Le taux d’équipement varie selon le service utilisé : les sondés de l’accès libre sont les moins équipés et peuvent avoir un rapport ambigu à Internet ; ceux de l’espace multimédia sur rendez-vous, mieux équipés y compris pour l’abonnement Internet, recherchent l’expertise de l’animateur ; les Wifi sont les plus autonomes et les plus équipés, sauf pour Internet à domicile, que 43% ne possèdent pas. Plus du quart du corpus n’a pas de matériel du tout.
- Une bonne part des sondés utilisent aussi d’autres accès à Internet que la bibliothèque où ils ont été questionnés : domicile, cybercafé, amis/famille, connexion professionnelle/scolaire/universitaire… autres bibliothèques ! Mais aussi ponctuellement lieux commerciaux : le centre commercial de La Part-Dieu à Lyon offre ainsi le Wifi depuis des années, la galerie commerciale du Carrefour de Vannes l’a mis en place tout récemment, tandis qu’à Rennes, les fast-food constituent la seule ressource de ce type. Très peu de sondés évoquent le smartphone, et toujours en termes critiques (accès restreint, bugs…). La bibliothèque est néanmoins primordiale pour accéder à la toile pour la majorité des sondés (59%). Pour les sondés, la présence d’internet dans la bibliothèque est à la fois cohérente et utile.
En creux, on note que 33% des gens qui utilisent les postes Internet de la bibliothèque ont une connexion haut débit à domicile, et 57% des utilisateur du hot-spot Wifi. Il ne s’agit alors pas de SDF, mais plutôt de nomades de la toile, qui ne se contentent pas de leur connexion domestique.
Pourquoi à la bibliothèque : précarité, proximité, assistance technique… et convivialité
- L’enquête souligne la situation financièrement précaire de cette part de 59% des usagers dépendants de la bibliothèque pour Internet. Le fait que la gratuité de l’accès à internet soit une condition essentielle à sa fréquentation est avoué plus ou moins explicitement par une grande partie des sondés. Pour autant, ce n’est pas la seule motivation pour venir à la bibliothèque : si une petite frange réduit ses contacts au minimum avec le personnel, tous les autres, novices ou confirmés, apprécient la présence de l’animateur, perçue comme un élément de confort. Je ne fais pas exception : lorsqu’une question technique me résiste, j’ai trois personnes-ressource que je connais depuis des années, et dont je connais les spécialités : à Elven, à Pacé et à l’Hermitage.
- “Environ les deux tiers [des sondés], habitent l’arrondissement de la bibliothèque qu’ils fréquentent”. A quoi s’ajoute une “part conséquente d’usagers venant des arrondissements et communes limitrophes”. La fréquentation de proximité représente ainsi 85% à 93% des sondés selon l’antenne, qui est proche du domicile, du travail ou encore de l’école.
- Les utilisateurs d’Internet ont aussi une motivation qui est commune avec les utilisateurs des autres services de la bibliothèque : la convivialité ! C’est même ce qui est le plus mis en avant par ceux qui sont bien équipés et ont Internet à la maison : C’est “plus sympa que de rester seul chez soi devant son ordi !”, “On voit du monde”, c’est “tranquille”, “calme”, “agréable”, “sympathique”. En tant que multi-utlisateur de bibliothèques, je reconnais que la convivialité intervient dans mes préférences. A Elven, certains jeunes s’installent avec leur portable sur la pelouse devant la cybercommune (ce que je n’ai pas encore testé). La bibliothèque de Betton est colorée et spacieuse, située dans un paysage verdoyant à proximité à la fois de la rivière et du centre-ville, son personnel est souriant et chaleureux, le public est nombreux : c’est une bibliothèque qui vit. En plus les postes informatiques sont très utilisés et je ne suis pas le seul habitué du Wifi. Pour ne pas être tous les jours à Betton, je fréquente d’autres lieux, qui ont tous au moins un défaut par rapport à Betton. L’un est sombre, avec des murs gris au béton apparent ce qui semble rejaillir sur l’humeur du personnel, un autre est convivial mais la connexion Wifi est instable, un autre est vivant mais manque de tables avec une prise à proximité, etc.
- L’accès libre à Internet est un énorme facteur de fidélisation : si à peine 40 % de l’ensemble des visiteurs de la bibliothèque déclare y venir au moins une fois par semaine, c’est le cas pour 88 % des utilisateurs des accès à Internet ! Plus du quart viennent se connecter tous les jours ou au moins un jour sur deux ! Pour les professionnels et élus qui pensent que l’accès à Internet ne servira plus à rien quand tout le monde sera connecté, c’est une bonne raison de revoir leur jugement : la convivialité fidélise au moins autant que l’absence de connexion à domicile.
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