La seule différence entre papier/radio/TV d’une part et Internet d’autre part est la facilité d’accès à l’information sur la toile, qui fait qu’il devient possible de recouper différentes sources rapidement. Ainsi Internet, bien utilisé, permettrait en théorie à tout un chacun de vérifier les dires des invités des journaux télévisés. Dans les faits, les gens n’ont pas le temps de tout vérifier, ni même d’acquérir une véritable culture numérique au service de la citoyenneté. Pourtant, les approximations, bobards, chiffres erronés et mensonges par omission sont légion dans les médias traditionnels. Cela a été particulièrement vrai durant la campagne présidentielle française, dont les candidats ont un rapport distancié avec la vérité affirme Marianne, dans son numéro 782 – du 14 au 23 avril titré “Les plus gros mensonges de la campagne”.
Or un nouveau phénomène, rendu possible grâce à Internet, a pris de l’ampleur durant cette campagne présidentielle 2012 : le fact-checking, ou la vérification des faits.
Le principe est simple : lorsqu’un responsable politique ou économique invoque publiquement un fait ou un chiffre, il est vérifié. Et lorsqu’il est faux, les « fact-checkeurs » ne manquent pas de le souligner.
Inventé aux Etats-Unis en 2003 (d’où l’emploi du terme anglais), le fact-checking est arrivé en France avec la rubrique “Désintox” de Libération, qui a rapidement eu des petits frères :
Sur un mode participatif, Les Décodeurs, a été créé au « Monde » en 2009. Les Détecteurs de mensonges au JDD. Contrôle Technique, sur Rue89. Même l’AFP a lancé un processus de vérifications. Bien évidemment, « le Nouvel Observateur » n’est pas en reste, avec deux rubriques : Les Pinocchios de l’Obs et L’addition s’il vous plait !. La première passe au crible les petites phrases des politiques, la seconde vérifie le coût du programme des candidats.
En dehors des rédactions, d’autres sites reprennent la démarche, comme Vigie2012, qui s’intéresse aux questions européennes, ou Révolution-fiscale.fr, site créé par trois économistes permettant à chacun de fixer les curseurs de sa propre réforme.
Bien entendu, les partis ont monté leurs propres cellules. Aux Etats-Unis, ils se livrent actuellement une guerre fratricide. En France, ça commence. « Le PS a repris notre nom, Désintox« , précise Cédric Mathiot. Benjamin Lancar, le chef des jeunes UMP, a quant à lui créé « L’observatoire des mensonges de la gauche« .
Présidentielle : les médias dégainent le fact-checking (Le Nouvelobs.com)
En outre, iTélé et OWNI ont lancé spécialement pour la campagne le véritomètre, qui décerne un indice de crédibilité pour chacun des candidats, y compris les deux finalistes.
Les politiques ne sont pas censés avoir la science infuse. Néanmoins, à la différence des impétrants à l’ENA, ils ont des conseillers, des gens qui font des recherches pour eux et qui leur écrivent des synthèses. Lors d’un repas entre amis le week-end dernier, un des invités nous a raconté quelques aspects de son métier. Il écrit les discours pour un élu. Ce convive n’était pas plus omniscient que son employeur. Il nous ainsi expliqué comment il a du faire des recherches sur la norme HQE (Haute qualité environnementale), pour préparer une réunion, alors qu’il ne connaissait pas même la signification de ce sigle avant de démarrer. Il est maintenant incollable. Ce sont aussi les conseillers qui trouvent les bons chiffres. En vue d’un débat, il a ainsi déterminé qu’un quartier de 3000 logements nécessite 3 crèches et implique 62 fonctionnaires territoriaux. Si je sais que les DRAC préconisent l’emploi d’un fonctionnaire de bibliothèque ETP (Équivalent temps plein) par tranche de 2000 habitants, parce que c’est mon métier, je n’ai aucune idée de ce qu’il faut dans les autres domaines. Je pense que l’élu non plus. Si celui-ci décide d’utiliser ce chiffre selon la tournure du débat, ce sera le bon chiffre, et les fact-checkers pourront le vérifier. Les conseillers n’ont aucun intérêt à donner des chiffres erronés à leur patron. Par conséquent, si un politique diffuse un mensonge, c’est sciemment et aucunement par approximation. Cela équivaut aux nombres de participants aux manifestations, où l’estimation de la police est toujours inférieure à celle des organisateurs : parfois du simple au double. Ou encore, au décompte au décompte des chômeurs, sans préciser s’il s’agit de tous les inscrits à Pôle Emploi, ou bien de la seule catégorie A. Excepté que les invités des JT qui sont en train de gonfler ou minorer un chiffre pour appuyer leur démonstration ne précisent pas qu’ils le font. D’où l’intérêt du fact-checking.
Les journalistes sont censés vérifier leurs informations et recouper leurs sources depuis toujours, ce qu’ils font surtout dans la presse écrite… avec le décalage dû au papier. De plus, le public qui entend un mensonge à la télévision n’est pas nécessairement le même que celui qui lit le correctif. Ainsi, lorsque M. Guéant a affirmé que deux tiers des élèves en difficulté scolaire étaient d’origine étrangère (Marianne n°782, p40), certains journalistes ont dénoncé la contre vérité dès le lendemain, et l’INSEE a enfoncé le clou quelques jours plus tard (le vrai chiffre est 16%)… Mais certains français, qui ont entendu M. Guéant, mais pas le correctif des fact-checkers, restent persuadés que le chiffre de 66 % est véridique, et le relaient autour d’eux.
La facilité d’accès qu’offre Internet fait toute la différence : la vérification sur les assertions d’un invité peut être réalisée en temps réel. C’est ce qui est arrivé à M. Bayrou. Ainsi, lorsqu’il a affirmé péremptoirement qu’un point sur les bourses étudiantes ne figurait pas dans son programme, les mêmes spectateurs qui ont vu la déclaration ont aussi vu le correctif apporté par l’interviewer, et le mensonge est mort dans l’œuf. Agora 2.0 (émission du 31 mars, LCP, 10’08) précise que le programme en ligne du Modem a été modifié en conséquence dès le lendemain.
Ce fact-checking en direct, qui était le fait d’étudiants en journalisme, a été ponctuel. On se prend à rêver d’un fact-checking en temps réel systématique, avec des fact-checkers dans le studio qui annonceraient leurs trouvailles dans l’oreillette du présentateur. L’émission “Des clics et des claques” sur Europe 1 utilise la jolie expression d’ “aiguilleurs du Web”. On ne peut pas requérir du journaliste qu’il ait plus de connaissances que son invité. Pour autant, on a parfois une impression de complaisance, quand une célébrité réitère un mensonge déjà démenti ailleurs, et que le journaliste ne le relève pas. Avec le fact-checking en direct, les médias seraient peut-être contraints à plus d’objectivité, quelque soit l’invité.
Dans l’émission “La politique c’est net” du 23 février (Public Sénat, 16’58) sur Twitter et la télévision, certains intervenants envisagent même que ce soit les spectateurs-internautes qui vérifient les faits et en fassent part à l’émission via des live-tweets (à la manière des SMS en bas de l’écran de C dans l’air sur France 5). Le problème de la modération qui se poserait alors, fait que je me range plutôt à l’avis de Bruno Roger-Petit qui préfère que ce soit des journalistes qui se chargent du fact-checking, en temps réel ou non.
Que pensez-vous du fact-checking en temps réel ? Croyez-vous qu’il va se développer dans les médias ? Pourquoi ne pas commencer avec le débat d’entre-deux tours de demain ? …ou devra-t-on attendre 2017? Quoiqu’il en soit, tous les fact-checkeurs cités par le nouvel obs (ci-dessus) se tiennent prêts à dégainer.
<maj du 11 mai 2012> A lire aussi : Ce billet fait l’objet d’un débat sur LinkedIn/InfoDoc.pro.</maj>